LATITUDES

«Algospeak» et les autres mots de mai

Le langage révèle l’époque. Notre chroniqueuse s’interroge ce mois-ci sur l’usage des termes «algospeak», «donneur» et «ruines».

Algospeak

Les utilisateurs de certains médias sociaux recourent à l’«algospeak» (algo, d’algorithme, et speak, parler) pour ne pas voir leurs contenus supprimés. Ce nouveau langage permet de déjouer les systèmes algorithmiques de modération de contenu jugés abusifs. Il est constitué de périphrases et de mots codés ne risquant pas d’être repérés puis censurés par les plateformes.

Modifier son vocabulaire pour échapper à une sanction n’est pas nouveau. Les mots codés fleurissent au sein des régimes totalitaires. Pas étonnant que les internautes  qui s‘estiment victimes des filtres de modération usent d’un lexique alternatif pour y échapper. Exemples: les groupes anti-vaccins changent leur nom en «soirée dansante», les créateurs de contenus qui abordent des sujets sensibles, tels que le suicide ou le sexe, remplacent «mort» par «non vivant», «sexe» par «seggs», «vibromasseur» devient «aubergine épicée», les agressions sexuelles «SA», le viol  «vi0l», l’homophobie est remplacée par «cornotopia» et les travailleuses du sexe par «comptables».

L’algospeak se popularise et nécessite de plus en plus de créativité pour tromper les systèmes de modération qui, eux aussi, deviennent très performants. Pour Gretchen McCulloch, auteur de «Because Internet», un livre sur la façon dont Internet façonne le langage, «cela se transforme en un jeu de chasse taupes».

Donneur

En ce mois de mai, les Suisses se prononceront sur le consentement présumé en matière de don d’organes. Se déclareront-ils majoritairement donneurs potentiels?

Utilisé dans ce contexte médical, le mot donneur est très souvent précédé de l’adjectif généreux. Est-ce vraiment généreux de consentir à la possibilité de greffer une partie de son cadavre pour sauver une personne? Faut-il y voir l’ultime occasion de se montrer généreux? Et si c’était l’aspiration à prolonger son autonomie au-delà de sa mort? Une hypothèse suggérée par Bertrand Kiefer, dans la «Revue médicale suisse»: «Dans les sociétés antiques, le cadavre était sacralisé par le groupe. Dans celle de l’individualisme, le droit de la personne sur ce qui reste d’elle après sa mort représente l’ultime forme de sacralisation de son moi. Cette mise en scène de l’autonomie des individus représente une figure de déni de la mort comme une autre, bien qu’assez pauvre et narcissique.»

Chacun jugera de la générosité des donneurs post-mortem! Pas de doute, en revanche, au sujet des donneurs vivants. Ainsi Job, jeune homme en chaise roulante, interrogé sur cette votation, concède dans «cialis as needed dosage»: «La modification de la loi est une bonne chose. J’ai donné un rein à mon frère, peut-être que j’aurais préféré qu’il provienne d’une personne décédée.»

Ruines

Les images de villes et de villages ukrainiens en ruines font partie de notre quotidien alors que paraît «Obsolescence des ruines», un essai de Bruce Bégout. Le philosophe et «urbexeur» (explorateur urbain) français y décrit des entrepôts désaffectés, des stations-services abandonnées, des centres commerciaux détériorés, des usines désertées et des immeubles inhabités. Il leur réserve l’appellation «ruines instantanées». Car si les ruines traditionnelles résistaient au passage du temps, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, «les productions architecturales deviennent plus fragiles que les corps humains qui les ont édifiées». Incapables de durer, leur désuétude est programmée. Après les ruines anciennes et les ruines modernes, elles appartiennent au «troisième âge» des ruines. La durabilité n’est pas la préoccupation majeure des architectes qui les conçoivent.

À l’heure de la reconstruction de l’Ukraine, qu’imagineront les architectes? Les ruines «instantanées» feront-elles office de contre-exemples?