KAPITAL

L’innovation jusqu’à la mort. Et au-delà

Comparateur de pompes funèbres ou corbillard à vélo, plusieurs PME romandes s’investissent avec imagination dans ce secteur sensible.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.

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«Plus jeune, j’avais peur de la mort. J’ai eu envie de faire un stage pour voir un défunt, mettre des mots sur la mort, comprendre à quoi cela ressemblait. À ma première levée de corps, j’ai eu un déclic, j’ai su que c’était ce que je voulais faire. C’était de l’ordre de la vocation.» Sarah Joliat a commencé à travailler dans le milieu des pompes funèbres il y a 17 ans. En 2011, elle monte sa propre société, les Pompes funèbres du Léman, avec son associé Philippe Seidel. «Avec le temps, les peurs ont disparu. Je trouve la mort fascinante, et un peu magique. J’ai l’impression d’exercer le métier le plus abouti qui soit, puisque la mort représente la fin de notre vie sur Terre, du moins celle du corps. Et puis cette profession regroupe de nombreuses facettes, de l’ordre du social, du manuel, des soins, de l’administratif, de l’événementiel… Toutes ces facettes rendent ce métier passionnant.»

La mort comme point de départ

La société Thanatos & Me a été fondée à Carouge (GE) en 2014 par Caroline Barbier-Mueller et sa sœur Isabelle de Muralt. Il y a huit ans, elles assistent à deux enterrements de proches à une semaine d’intervalle. L’officiant ne connaissant pas les défunts au préalable, elles assistent à deux cérémonies identiques en tous points, des textes lus à la musique diffusée. Cette expérience leur donne envie de proposer au public de préparer leur propre enterrement, en remplissant un dossier dans lequel elles peuvent se présenter comme elles le souhaitent et préciser ce qu’elles aimeraient pour leur cérémonie funéraire.

A Villars-sur-Glâne (FR), les deux cofondateurs d’Everlife ont également créé leur société après avoir été confrontés à des décès de proches. «Il était difficile de trouver des informations sur les démarches à mener et de choisir l’entreprise de pompes funèbres qui convenait le mieux», raconte Fabrice Carrel, l’un des cofondateurs. Face à ce constat, Everlife est née en février 2020, avec un site internet qui rassemble les informations sur le sujet et fonctionne comme un «comparateur de pompes funèbres», permettant ainsi de trouver le prestataire le plus adapté à ses besoins. Très vite, l’équipe réalise que 90% des prises de contact qu’elle reçoit émanent d’individus cherchant à préparer leur propre mort plutôt que de réagir à celle d’un proche. La PME se réoriente alors vers la prévoyance funéraire, avec la création d’une société sœur, Everlife Prévoyance SA, qui permet de déposer de l’argent pour ses obsèques dans un espace indépendant et sécurisé, de payer ce montant de manière échelonnée sur 25 ans et d’être accompagné dans la planification de ses obsèques jusqu’au moindre détail.

Ces trois entreprises fonctionnent avec des modèles économiques distincts. Les Pompes funèbres du Léman tirent leurs revenus des prestations usuelles: cercueils, accompagnements, démarches administratives, cérémonies, etc. Thanatos & Me vend son concept de dossier pour 60 francs, et chaque dossier peut être complété par trois cahiers d’inspiration proposant des textes, des citations et des musiques à diffuser lors de l’enterrement, pour un montant de 60 francs supplémentaire. Cette activité n’a cependant jamais été rentable, elle permettait de payer les charges de la société mais pas de dégager des salaires décents. Au bénéfice de 25 ans d’expérience dans la communication, Caroline Barbier-Mueller continue d’assurer des mandats de conseil en parallèle. Quant à Everlife, la société a adopté un modèle de rétro-commission auprès de ses partenaires. Pour chaque client qu’Everlife lui envoie, l’entreprise de pompes funèbres concernée lui rétrocède une commission de l’ordre de 15% du montant total de la prestation, sans impact sur le prix facturé au client.

Humusation

D’autres d’innovations, parfois inattendues, ont émergé dans le secteur. Ainsi à Berne, la société Aurora, qui accompagne les proches de défunts depuis plus de 20 ans, propose depuis le printemps 2021 un nouveau service sous la forme d’un vélo-cargo comme alternative au corbillard. «L’idée est née en 2010, lorsque mes amis m’ont offert un vélo-cargo pour mon mariage, raconte Gyan Härri, directeur d’Aurora. Je réfléchissais déjà à l’époque à la possibilité de mettre un cercueil à l’avant, mais j’ai dû attendre dix ans avant qu’un modèle suffisamment stable et sûr soit disponible sur le marché.»

Au-delà de l’aspect écologique dans l’air du temps, la démarche d’Aurora vise aussi à lever le tabou qui entoure la mort: les cercueils deviennent ainsi plus visibles dans l’espace public, comme c’était le cas avec les calèches qui assuraient ce rôle autrefois. «Les réactions des passants sont, pour la plupart, étonnamment positives, témoigne Gyan Härri. Il est très rare que nous rencontrions des gens qui se montrent réticents, mais même dans ces situation, leurs doutes s’estompent généralement très rapidement lorsque nous entamons la discussion avec eux.» Aurora est d’ailleurs soutenue par le mouvement «Bärn treit», une démarche menée par la municipalité bernoise pour informer et impliquer la société civile dans les questions liées à la fin de vie.

Installées à Vevey et Lausanne, les Pompes funèbres du Léman aussi cherchent à se démarquer. Dès le début, les deux associés ont voulu proposer une approche différente, proche de la nature, avec des cercueils en bois naturel non verni et des urnes biodégradables par exemple. «Nous proposons des cérémonies en plein air ou la possibilité de peindre les cercueils. Quand nous allons voir les familles, nous ne sommes pas en costard-cravate, et cette simplicité est appréciée par nos clients.» La fondatrice Sarah Joliat milite par ailleurs depuis plusieurs années pour légaliser la pratique de l’humusation en Suisse, soit le fait de rendre un corps à la terre sans cercueil. «Cela me paraît essentiel: on parle de rupture d’énergie, de raréfaction des matières premières. Nos livreurs de cercueils ont déjà parfois de la peine à nous approvisionner dans les temps.» Elle a monté une association, Humusation Suisse, pour faire connaître cette méthode auprès de la population, en attendant que les lois changent et que des tests soient effectués pour confirmer la faisabilité et la sécurité d’une telle pratique.

Après huit ans d’activité, Caroline Barbier-Mueller a entamé les démarches pour mettre son entreprise Thanatos & Me en liquidation. «Pour être rentable, il aurait fallu développer la société plus intensément. Cela s’est avéré compliqué, car pour traiter de vie et de mort au quotidien, il faut beaucoup d’énergie, de sérénité et apprendre à lutter contre les superstitions ou autres idées préconçues.»

De l’aveu de son directeur, le vélo-cargo d’Aurora n’est pas encore rentable. «Mais je persévère dans cette démarche car un énorme avantage du vélo est qu’il supprime bon nombre d’inhibitions, dit Gyan Härri. Un homme nous a ainsi demandé s’il pouvait conduire lui-même sa femme au crématorium avec le vélo funéraire, c’était un moment très touchant.»