La levée de l’interdiction d’alcool dans les relais autoroutiers fait partie de ces questions anecdotiques qui en disent beaucoup plus long qu’on ne croit.
On pourra donc picoler dans les relais autoroutiers. Les Chambres l’ont voulu et demandent ainsi au Conseil fédéral de lever une interdiction pratiquement aussi vieille que les autoroutes elles-mêmes.
Ce qui provoque un drôle de pastis et débouche sur un débat sacrément difficile à trancher. Les organes de prévention genre Croix-Bleue ou Addiction Suisse grimpent aux rideaux. En soulignant qu’il «existe un lien direct entre la consommation d’alcool sur la route et les accidents graves».
Que nenni, rétorquent les partisans de la levée: c’est majoritairement la vitesse qui serait responsable des accidents sur l’autoroute. On pourrait évidemment répliquer que les excès de vitesse sont plus fréquents chez les automobilistes qui ont, comme on dit, du vent dans les voiles.
Mais plutôt que de s’engager dans une vaine querelle d’ivrognes, il semble plus intéressant de considérer les raisons qui ont pu motiver nos parlementaires à opter pour un retour de la bibine dans les restoroutes. De voir au nom de quel principe sacré cette mesure a bien pu être votée.
En réalité, cette valeur qui supplante toutes les autres, y compris la sécurité, on tombe très rapidement dessus: c’est celle de la concurrence. Une notion, mieux un point de catéchisme, avec lequel on ne plaisante guère en Suisse. Dès lors, tout était dit.
Les restoroutes en effet, imagine-t-on ce scandale, seraient prétérités par rapport aux établissements se situant dans les environs, mais en dehors de la zone autoroutière et donc soumis à aucune restriction. «Il y a en Suisse une sortie tous les quatre kilomètres environ. Il est facile de quitter l’autoroute pour aller boire un verre tout près.» C’est ce qu’explique, sans doute horrifié, le conseiller aux États glaronais et UDC Werner Hösli.
Tout le monde certes n’apprécie pas à sa juste valeur cette mise en pratique de nos grands et sains principes économiques. Le sénateur et socialiste jurassien Claude Hèche parle ainsi de ce «cynisme qui consiste à faire de l’alcool une arme pour se battre sur le marché de la concurrence alors que la responsabilité collective consiste à protéger l’enfant et le citoyen qui pourraient se trouver sur la route d’un chauffard qui a bu».
Protéger l’enfant et le citoyen alors que la concurrence est menacée, bafouée, déloyale? Vous n’y pensez pas.
La Croix-Bleue n’a rien compris non plus aux vraies valeurs de notre pays, elle qui veut voir dans la levée d’interdiction d’alcool sur les restoroutes une énorme contradiction avec toutes les autres mesures de prévention décidées par la Confédération. Le si sévère programme Via Sicura par exemple.
Ne sait-elle pas, la Croix-Bleue, que les grands principes sont faits pour être amendés par des principes encore plus grands? Et quoi de plus grand, de plus solide, de plus inattaquable chez nous, que la pierre angulaire de la libre concurrence?
Et si vous persistez à embêter le monde avec des histoires d’enfants et de citoyens écrasés par des conducteurs dûment chargés, on sera prêt à vous en sortir d’autres, de grands principes. Comme celui-ci, invoqué lors du débat au Conseil des États, et propre à clouer la bouche de n’importe qui sur n’importe quelle question: la responsabilité individuelle. En l’occurrence celle des conducteurs.
Responsabilité au nom de laquelle on n’interdit plus grand chose et qui postule que c’est tout naturellement chaque fois, chez chacun, la mesure, l’intelligence et l’humanité qui prédominent, en toutes circonstances. Cet optimisme béat-libéral, les radicaux jadis l’avaient résumé dans un slogan génial parce qu’énonçant pour une fois la vérité nue: «Libres et responsables. Comme vous.»
Les victimes des chauffards n’ont qu’à se le tenir pour dit. Au moins cette question en apparence anecdotique de l’alcool dans les restoroutes aura-t-elle comme rarement et aussi crûment, révélé ce en quoi nous croyons vraiment.