De nombreuses personnes consomment des substances addictives, mais certaines n’en souffrent pas. Comprendre les mécanismes de l’addiction permet de mieux la combattre. Entretien avec le professeur Jean-Bernard Daeppen, chef du service de médecine des addictions au CHUV.
Le livre «La Maladie du désir», paru en mars dernier, le professeur CHUV-UNIL Jean-Bernard Daeppen l’a rédigé à partir des rencontres avec ses patient·e·s souffrant d’addiction. In Vivo lui consacre un grand entretien sur le sujet. L’occasion de mieux comprendre la façon dont l’addiction se manifeste, pourquoi certaines personnes y sont plus sensibles, et le rôle des proches.
Vous avez choisi d’intituler votre livre «La Maladie du désir». L’addiction est-elle aujourd’hui considérée comme une maladie?
L’addiction est une maladie neurologique, consécutive à une surstimulation du système de la récompense. L’une de ses particularités est d’inclure une part de responsabilité de la personne qui en souffre. Les addictions suscitent des réactions fortes, souvent caricaturales: d’une part, les individus qui les craignent, pour eux et pour leurs proches et, d’autre part, ceux qui en souffrent et qui éprouvent souvent de la honte et de la culpabilité. Pour le personnel médical qui y est confronté quotidiennement, les addictions constituent un véritable défi : une agitation chez quelques patient·e·s, dont certain·e·s ne suivent pas les consignes, qui ont davantage de complications et sont soupçonnés parfois de ne pas vouloir se soigner.
Comment expliquer que certaines personnes développent une addiction à l’alcool, tandis que d’autres parviennent à maintenir une consommation occasionnelle et non dépendante?
L’addiction première chez l’humain est l’addiction à l’autre. Nous sommes en cela tous concernés. Une autre grande caractéristique de l’humanité est son appétence extraordinaire pour les drogues, dont l’alcool est l’exemple le plus flagrant. L’addiction devient vraiment problématique lorsqu’elle implique des substances dangereuses prises dans des quantités trop importantes. La majorité des personnes qui développent une addiction, au tabac, à l’alcool, à la cocaïne ou au cannabis, vivent ainsi plusieurs années, avant de trouver – lorsque les inconvénients dépassent les bénéfices – les solutions pour les maîtriser sans avoir besoin de consulter. Tandis que pour un petit groupe, les addictions sont plus problématiques : les efforts pour les résoudre sont vains. Des facteurs génétiques ou des traits de personnalité peuvent rendre plus vulnérable face aux addictions. Les personnes les plus sévèrement touchées sont presque systématiquement marquées par des troubles de l’attachement liés à une insécurité relationnelle. L’addiction a un lien avec la capacité d’entrer en relation avec les autres. C’est pour cela que l’adolescence est une période propice à la consommation et à l’éclosion des addictions puisqu’elle est un moment d’émancipation et de construction de la vie amoureuse. Les psychotropes permettent de faciliter le sentiment d’être en confiance. Le risque de développer une addiction est alors majoritairement lié à la capacité d’entrer en relation. Lorsqu’une personne évolue dans un contexte stimulant, qu’elle mène une vie intéressante, le risque d’addiction est fortement diminué.
Le titre de votre ouvrage fait également le lien avec la question du désir. En quoi est-il concerné par l’addiction?
J’ai construit mon ouvrage à partir de notes issues de mes consultations, de moments qui m’ont particulièrement touchés et de réflexions menées à partir de l’expérience de mes patient·e·s. Je commente ces récits à l’aide d’explications reposant sur les connaissances médicales actuelles en matière d’addictions, mais aussi en apportant des perspectives liées à mon intérêt particulier pour la psychologie et la philosophie. «Le désir est l’essence de l’humain», nous disait le philosophe Baruch Spinoza en évoquant le conatus, cette énergie extraordinaire qui nous maintient en vie à tout prix. Les addictions perturbent la chimie du désir en modifiant le fonctionnement du système de la récompense dans des zones profondes du cerveau. Les addictions posent des questions existentielles, celle du sens de nos vies, ou peut-être celle du sens que nous cherchons à tout prix à leur donner.
Quelle tranche de population voyez-vous en consultation?
Nous recevons une variété extraordinaire de patient·e·s : des jeunes, des seniors, des hommes, des femmes, des personnes issues de tous les milieux sociaux. Ce sont davantage certains traits de personnalité qu’ils ou elles partagent que des caractéristiques qui seraient liées à l’âge, au genre ou à la classe sociale. Nos patient·e·s sont souvent des personnes particulièrement sensibles, en difficulté avec la gestion de leurs émotions. Les stupéfiants sont souvent utilisés pour les réguler. Nous prenons en charge tous les types d’addictions, avec et sans substances, telles que le jeu pathologique ou les jeux vidéo. Mais la majorité de nos patient·e·s font face à des addictions impliquant l’alcool et les opioïdes qui font passablement de dégâts sur le plan de la santé physique et psychique.
Qu’est-ce qui fait que les personnes viennent consulter?
La plupart de nos patient·e·s viennent consulter lorsque s’en sortir par soi-même devient impossible, que l’addiction prend trop de place dans leur vie et occasionne des problèmes dans leur vie familiale, professionnelle, sur le plan social et en lien avec la santé.
Sur quoi la thérapie pour aider les personnes concernées par une addiction repose-t-elle?
Les traitements que nous proposons sont nombreux, en individuel et en groupes, associant des approches médicamenteuses et psychothérapeutiques, cognitives, comportementales et motivationnelles. Il s’agit d’encourager les patient·e·s à changer leurs comportements en les aidant à agir de façon autonome. J’aborde aussi ce point dans mon livre dans une partie consacrée à la façon dont les personnes peuvent se venir en aide. J’insiste notamment sur le fait que l’addiction n’est pas une fatalité, qu’il est possible d’en sortir. L’entourage joue aussi un rôle important dans la thérapie.
Pour les proches, quelle est la bonne attitude à adopter?
Les proches doivent comprendre ce qui se trame dans le cerveau de leur ami·e ou de leur parent·e aux prises avec une addiction. L’ambivalence est un symptôme clé de l’addiction : la personne vit un conflit entre, d’un côté, des arguments en faveur du maintien de la consommation et, de l’autre, le constat qu’elle doit faire quelque chose au risque de tout perdre. L’attitude la plus problématique des proches consiste à vouloir convaincre et donner des conseils. Pour sortir d’une addiction, la personne doit absolument parvenir à se persuader elle-même de renoncer à la consommation. Si les proches interviennent dans cette négociation, l’individu souffrant d’addiction risque de se sentir dépossédé ou privé de sa liberté de choix. En somme, l’erreur est de vouloir agir à la place de l’autre. Il s’agit pour les proches d’éviter de juger, de faire pression, d’infantiliser ou de parler constamment des consommations. Les proches peuvent très bien exprimer leur ressenti, dans des moments apaisés où le dialogue est possible, mais doivent éviter de dire à la personne ce qu’elle doit faire. Il faut avant tout faire preuve de patience, garder confiance et rester empathique, autant que possible.
Comment agir pour prévenir les addictions?
Bien qu’il s’agisse d’un problème majeur de santé publique, la population est, de façon générale, peu informée sur les substances pouvant générer une addiction. L’école, par exemple, aborde rarement ce sujet. Cela implique que les individus sont finalement assez naïfs et manquent de nuances sur les consommations d’alcool et de drogues. Il faudrait davantage expliquer ce que sont ces produits, aussi attractifs que dangereux lorsqu’ils sont trop consommés, susceptibles de mener à un véritable esclavage. C’est pour cette raison que je trouvais important d’écrire un livre qui s’adresse au plus grand nombre. Il est capital de mieux appréhender les addictions, pour soi et pour nos proches, afin de mieux s’en protéger ou de mieux les gérer.
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Biographie
Jean-Bernard Daeppen est né à Lausanne en 1962 où il a fait sa scolarité et ses études de médecine. Après un séjour aux États-Unis, il contribue au développement de ce qui deviendra, en 2019, le Service de médecine des addictions au CHUV. Son livre «La Maladie du désir : dans le cabinet d’un médecin spécialiste des addictions», est paru en mars 2022 aux éditions JC Lattès.
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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 25).
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