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Les yeux grand ouverts

Entre l’initiative contre les F-35 américains et un Conseil fédéral pressé de signer les contrats, la bataille se mène surtout en se voilant la face.

Donc les chamois deviennent aveugles. Du moins ceux de Suisse centrale, frappés d’une épidémie de conjonctivite que transmettent chèvres et moutons. Ils ne sont pas les seuls. S’il est bien sûr toujours plus facile de distinguer la conjonctivite dans l’œil de l’autre que la berlue dans le sien, il pourrait être tentant de soupçonner d’une certaine cécité, plus ou moins volontaire, les promoteurs de l’initiative contre l’achat des F-35 américains, dont les signatures viennent d’être déposées.

La coalition de gauche à l’origine du texte fait semblant en effet de ne pas voir que la question de l’achat d’avions de combat a déjà été tranchée positivement en 2020 par le peuple. Sans certes que le même peuple ait été consulté sur le choix de l’appareil retenu.

Pourtant, si l’on considère, ainsi qu’il est normal, les initiants comme d’authentiques démocrates, on imaginera que ce qu’ils attaquent ce n’est pas le principe validé de l’avion du combat, mais le fait que ce soit le F-35 qui ait été choisi. On admettra peut-être que la différence entre tel ou tel avion soit d’ordre essentiellement technique et une question qu’on pourrait laisser trancher à quelques rares et pointus spécialistes sans que la démocratie n’en souffre outre mesure.

Reste, dans ce genre de décision, les considérations d’ordre diplomatico-stratégique. Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’acheter un Sukhoï russe ou un Chengdu chinois, mais un produit bêtement américain, préféré à des concurrents européens. Tous les avions sur la ligne de départ provenaient de pays alliés, amis et démocratiques. Exit donc la nationalité du jouet. Enfin, on peinera à trouver très clairvoyant de retarder l’achat d’avions de combat par une initiative, dans le contexte guerrier actuel.

Alors, où est le problème? Sans doute dans un anti-américanisme mécanique, de principe, plus proche de l’idéologie échevelée que de la froide analyse. Ce même anti-américanisme qui empêche, on l’a constaté tous ces derniers mois, des esprits éclairés et des intelligences avérées de voir la Russie de Poutine et la Chine de monsieur Xi pour ce qu’elles sont: d’épouvantables dictatures.

C’est ainsi que le conseiller national PS Pierre-Alain Fridez, auteur d’un livre intitulé «Le Choix du F-35. Erreur grossière ou scandale d’État?» publié aux éditions Favre, aligne d’abord une emberlificotée d’arguments techniques, notamment sur les critères d’évaluation, auxquels on pourrait répondre par des contre-arguments tout aussi flous. Avant, non sans un détour par la case complotisme –«une main invisible semble être passée par là»– de vendre la mèche, en désignant l’ennemi fantasmé: «en prime, il faut savoir que choisir le F-35 signifie concrètement adhérer à l’OTAN.» Dommage en effet que le pacte de Varsovie n’existe plus.

Dans cette affaire, pour être juste, admettons aussi que la conjonctivite semble générale et n’épargne pas le camp d’en face. Viola Amherd, le Conseil fédéral et plus généralement la droite veulent aller vite, signer rapidement les contrats pour le F-35. En soi, ils n’ont sans doute pas tort, puisque le délai d’acquisition s’achève le 31 mars 2023 et que cet avion est très demandé par de nombreux pays et que donc la livraison pourrait ne plus être garantie. Mais cette précipitation se fait en fermant volontairement les yeux sur le problème démocratique inédit que cela pose: assommer une initiative populaire par le coup de massue du fait accompli.

Dès lors la question devient à peu près insoluble, si l’on admet, et il faudrait être aveugle pour ne pas l’admettre, que même une cause douteuse a droit à un traitement démocratique. Bien sûr, le premier Ukrainien venu pourrait nous conseiller d’ouvrir les yeux. Il nous rappellerait que même le matériel de guerre américain, surtout le matériel américain et notamment les avions, un pays agressé, très vite, en rêve la nuit.