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L’inénarrable Moritz en gardien du temple

En poste depuis 1995, le conseiller fédéral a décidé de rempiler. Grâce à l’UDC qui l’a érigé en tête de Turc, et lui a redonné ainsi une existence politique. On dit merci qui?

En ce temps-là, Boris Eltsine régnait sur la Russie, John Major sur l’Angleterre, Helmut Kohl dirigeait l’Allemagne, Lamberto Dini l’Italie, tandis que la France venait de se doter d’un nouveau président, un certain Chirac, Jacques.

En ce temps-là, c’était le 27 septembre 1995, un conseiller d’état zurichois, genre gauche soft et urbaine, Moritz Leuenberger, était élu, lui, au Conseil fédéral, malgré les résistances de son propre parti, qui ne le jugeait que modérément socialiste. Il avait fallu cinq tours de scrutin.

Onze ans plus tard, l’homme est toujours là et annonce vouloir rempiler. C’est évidemment l’inconvénient de porter au pouvoir des hommes trop jeunes: ils durent. Et forcément lassent.

Même si, dans le cas du bon Moritz, il a tenu toutes ses promesses, exauçant notamment toutes les craintes de la gauche. A un journaliste qui lui faisait remarquer qu’à travers Swisscom, La Poste et les CFF, il était l’un des patrons suisses qui avait supprimé le plus d’emplois et lui demandait si, comme socialiste, cela ne l’empêchait pas de dormir, Moritz Leuenberger avait répondu: «En tout cas pas le jour».

Allusion évidemment à son image, en Suisse romande surtout, entretenue par l’humoriste Yann Lambiel, de personnage nonchalant, amorphe, quasi lymphatique, dormeur éveillé, une réputation sans doute aussi méritée que la prétendue addiction de Ruth Dreifuss à la Suze. Et qui vient peut-être d’un complexe profond: s’autoproclamant amoureux des belles lettres et du beau langage, au point de fâcher les camarades du PS en snobant le 1er mai pour se rendre au Salon du livre, s’étant vu décerner en Allemagne un prix prestigieux pour la qualité de ses discours (imagine-t-on un politicien romand honoré en France pour son éloquence?), Moritz Leuenberger, bien que natif de Bienne, pratique un français poussif qui doit lui faire honte et l’oblige à parler lentement, très lentement, pour sauver ce qui peut l’être.

Les journalistes du Palais savent bien que, face à lui, lors d’un interview en tête à tête, entre la question posée et un début de semblant de réponse, il peut bien s’écouler trente secondes d’un silence angoissant.

Ce «en tout cas pas le jour», cité plus haut, est typique du witz à la Leuenberger, une sorte d’humour qu’on pourrait qualifier d’autodérision légère et qui semble servir surtout à esquiver les critiques, voire même à les tuer dans l’œuf ou les noyer dans le rire jaune.

Se présentant en avril dernier devant une réunion d’assureurs privés, Moritz Leuenberger attaque: «Vous commencez le symposium sur les catastrophes naturelles avec un exemple pratique: le président de la Confédération».

Et les catastrophes naturelles ou surnaturelles, Moritz connaît. Lors de sa première présidence en 2001, ce fut comme si le ciel avait décidé que Leuenberger à la présidence, autant en profiter pour faire avaler toutes les pilules, déclencher tous les déluges: intempéries monstres, faillite de Swissair, onze septembre etc.

Mais aujourd’hui, tout est changé. C’est un nouveau Leuenberger qui veut remettre la compresse, dopé par une conjonction politique lui redonnant tonus et relief: l’ascension de Blocher, et surtout le fait que le chef de l’UDC et ses troupes l’aient pris en grippe, moins pour sa pugnacité démocratique que parce que Blocher rêve, jusqu’à l’obsession, de ce département des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) auquel Leuenberger s’accroche depuis plus d’une décennie.

Inespéré.

Moritz-le-mou se remet ainsi, par la grâce des attaques agrariennes, à exister et le dandy somnambule à se transformer en gardien du temple. Il a pu ainsi, en annonçant qu’il se représentait, fustiger, sans le nommer, ce trublion, vous savez, qui met à mal la sainte collégialité et conduit, à partir du Conseil fédéral, «une politique partisane et électoraliste». Ou, pire, s’exprime à l’étranger sur une controverse de politique intérieure, suivez mon doux regard.

Donc Moritz reste, rien que pour embêter Christoph.

D’ailleurs le PS le lui a demandé, au nom de la patrie en danger: comment imaginer, en effet, sans frémir, les transports et la communication aux mains de l’UDC?

Affreux.

Enfin, sûrement: on en aurait bientôt été réduit à ne plus pouvoir passer le Lötschberg qu’à pieds, et de nuit, et la SSR aurait dû contenir ses périodiques fringales d’obèse.