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Le colonialisme feutré des médias occidentaux

De passage à Bucarest, notre chroniqueur Gérard Delaloye critique la manière dont les groupes de presse internationaux, dont Ringier, interviennent dans la culture locale.

Il y a cinquante ans, le 1er novembre 1954, le déclenchement de l’insurrection algérienne allait complètement bouleverser les rapports de force mondiaux en marquant symboliquement, par une victoire obtenue huit ans plus tard, la fin du colonialisme de papa, avec bottes de cuir et casques d’un blanc immaculé. La fin d’une idéologie qui avait, au XIXe siècle, conduit les puissances industrielles à se partager la planète afin de piller ses ressources en matières premières. Et cela au nom d’une civilisation prétendument supérieure grâce à son développement technologique, religieux, intellectuel et moral.

Tout le monde s’y était mis. Même la Suisse, par l’intermédiaire de ses marchands et de ses industriels, participa à cet effort moins civilisateur que lucratif. Même Staline, le dirigeant communiste, caressa en 1945 l’idée de mettre un pied en Afrique, en retroussant ses babines à la vue de la Libye que les Italiens vaincus devaient abandonner.

Après l’Algérie, la défaite américaine au Vietnam prouva qu’une autre forme d’impérialisme (et donc de circulation du capital) ne fonctionnait plus. Qu’à cela ne tienne! Le capital dont on sait depuis Adam Smith qu’immobile il dépérit, prit des chemins de traverse, puis imposa ce mode nouveau que l’on appelle communément la mondialisation.

Sur une planète transformée en marché unique, les capitalistes, faisant fi de toute mission morale désormais hors de leur portée, mettent la main sur tout ce qu’ils peuvent acheter. Sans craindre de retomber dans les ornières coloniales d’antan. Mais ne les traitez surtout pas de colonialistes! Ils se hâteront de vous démontrer, chiffres à l’appui, que leur seule préoccupation n’est que rentabilisation du capital investi.

Un exemple? Vous avez peut-être lu dans Le Temps (du 21 octobre 2004, en page 7) un article intitulé «A l’approche des élections, la liberté de la presse serait malmenée en Roumanie». On y relate les démêlés de deux rédactions locales (les quotidiens Evenimentul Zilei et România Libera) avec leurs propriétaires, Ringier pour le premier, WAZ (un groupe allemand) pour le second.

Des propriétaires qui ne se contentent pas seulement d’investir dans le capital, mais qui, pour que ce capital rapporte, interviennent sur la ligne rédactionnelle du journal et estiment de leur devoir de civiliser leurs employés locaux.

Le cas de Ringier est édifiant. Quand le groupe a pris pied en Roumanie quelques années après la chute de Ceausescu, il a notamment acquis un jeune quotidien, Libertatea, né après la révolution. Le journal avait alors une belle tenue et était, de loin, le plus lisible des innombrables quotidiens engendrés par le retour inespéré autant qu’inattendu de la liberté de la presse. Mais il se vendait mal.

Ringier en a fait un journal de boulevard — que dis-je de boulevard, de tout-à-l’égout! — auprès duquel Blick fait figure de Neue Zürcher Zeitung. J’ai sous les yeux Libertatea du lundi 25 octobre: en couverture, une blonde lascive, nue, aux seins lourds et généreux, les jambes écartées de manière suggestive mais cachant tout de même le pubis, déploie tous ses charmes parce qu’elle va désormais annoncer la météo sur une TV privée. Ça c’est de l’info, coco!

Il se trouve que Ringier vient d’acheter à nouveau un quotidien bucarestois, Evenimetul Zilei. Ce journal s’est imposé depuis quelques années comme l’un des meilleurs du pays. Et le plus lu. Je le lis tous les jours depuis une semaine. Et assiste, marri, à son inexorable transformation en journal de boulevard haut de gamme: titraille colossale en une, faits divers montés en épingle sur des pages entières, femmes à poil par-ci par-là.

Son patron, Cornel Nistorescu, un éditorialiste dont la réputation équivaut à celle d’un Jacques Pilet ou d’un Frank A. Meyer en Suisse, a rendu son tablier. La rédaction est en ébullition et dénonce des pressions politiques inadmissibles pour que le journal montre plus de complaisance envers le parti au pouvoir. Le lecteur quant à lui pense à ce qu’il est advenu de Libertatea.

Ringier Roumanie a un directeur mis en place par la centrale zurichoise. Au journaliste du Temps, il déclare évidemment qu’il n’y a jamais eu aucune pression de sa part. Il ne va tout de même pas reconnaître qu’il roule pour le régime. Mais il reconnaît qu’une restructuration est en cours et qu’il veut améliorer les standards professionnels, notamment en réduisant la rédaction en chef et en avouant que «nous demandons également que les responsables de rubriques arrivent préparés à la conférence de 11 heures, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui».

Et hop! On remet le casque colonial. Ces Roumains ne sont pas capables de faire du bon boulot. Si même les chefs ne sont pas fiables, on imagine la gabegie au niveau des sous-fifres. Nous revoici au début du XXe siècle, quand Ramuz ne craignait pas de traiter les étudiants grecs ou roumains de métèques.

Je ne connais pas le directeur de Ringier Roumanie, mais j’arrive à imaginer le plan de carrière d’un cadre supérieur d’un grand groupe qui doit désormais sillonner la planète pour apporter la bonne parole manageriale. En toute bonne conscience, droit dans ses bottes. Pour lui, ce qui compte, c’est le respect des normes bénéficiaires qu’il doit impérativement rapporter à son entreprise.

Les retombées de cette prise de bénéfice sur les pays où il se trouve au hasard de sa carrière ne comptent pas. De toute manière sa vraie vie est ailleurs.

Dans le cas des groupes de presse qui mettent la main sur les journaux du monde entier pour faire entrer des picaillons dans leurs caisses (et accessoirement combler les poufs dans leurs pays d’origine), ce sont les cultures locales qui trinquent. Or, ce n’est pas un hasard, le principal reproche que l’on faisait au colonialisme classique était justement d’enclencher des processus d’acculturation.