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Un animal si peu collectif

La reprise de la pandémie et la votation à venir sur l’âge de la retraite semble déjà désigner un même grand perdant: l’intérêt général. Rien plus naturel, diront les optimistes.

Chacun pour sa gueule. Ce si vieux et si humain slogan pourrait résumer la teneur du sondage réalisé pour Tamedia et 20 minutes autour d’un des objets de votations qui nous attendent à l’automne. C’est ainsi qu’une très forte majorité d’hommes (71%) approuvent le relèvement de l’âge de l’AVS… pour les femmes. Tandis que bien sûr seules 36% des femmes y sont favorables.

Adieu donc barrière röstis, bonjour mur du genre. Comme si le sens du collectif ne fonctionnait plus, s’il a jamais vraiment fonctionné, que dans la perspective où c’est à chacun d’en porter le poids, chacun sauf moi.

Sur le même objet, une autre barrière apparait, celle des générations, puisque les jeunes approuvent largement ce rehaussement de l’âge de départ à la retraite, alors que les plus anciens y sont réfractaires. Autrement dit vive la réforme à condition qu’elle ne me concerne pas ou du moins qu’elle ne me concerne pas tout de suite. Egoïsme et culte de l’instant comme seul horizon de réflexion.

En a-t-il jamais été autrement? Le philosophe Vladimir Jankélévitch avait ainsi pu souligner que de la conscience la mort n’était effective que lorsque c’était moi qui mourait, moi maintenant.

Bien sûr, longtemps une exception suisse a semblé exister. De fracassants résultats de votations avaient à cet égard stupéfié ou plutôt amusé à l’étranger: le rejet par les Suisse de baisses d’impôt substantielles, le refus d’un salaire minimum ou encore de l’abaissement de la durée légale de travail. Il semble qu’un si aimable folklore appartienne au passé ou qu’il n’ait reposé que sur un malentendu: la prospérité du citoyen suisse était telle qu’il pouvait se permettre de jouer à peu de frais les grands seigneurs.

Notons à propos de ce relèvement de l’âge de la retraite que les femmes sont ici un peu victimes des combats… féministes menés à juste titre toutes ces dernières années. A force de brandir un intangible et absolument non négociable principe d’égalité, il devient de plus en plus difficile de défendre le moindre statut à part, le plus léger traitement de faveur qui bénéficierait aux femmes. C’est ainsi qu’une idée aussi absurde, au nom de l’égalité, que le service militaire féminin obligatoire, n’est plus le tabou qu’elle a longtemps été.

Bien sûr on pourra mettre en avant le réel sens de l’intérêt général et du bien-être collectif qui est apparu dans la population lors de la pandémie de covid, avec une majorité très large de citoyens approuvant les sévères restrictions sanitaires et atteintes aux libertés individuelles imposées par le Conseil fédéral.

Sauf que cette résilience a totalement disparu alors que la maladie est toujours là, connaissant même une réelle flambée estivale. Plus question de tolérer désormais la moindre entrave au nom de la santé collective. Toutes les restrictions ont d’ailleurs été levées et il est probable que le gouvernement fédéral n’osera pas y revenir.

«Un grand silence est à l’œuvre, les gens en ont marre», constate la sociologue Laurence Kaufmann dans les colonnes du Temps. Avec à la clef «un agacement, un refus actif d’entrer en matière sur le sujet, un détournement volontaire de l’attention, de l’ordre de la répulsion. Les gens ne veulent plus survivre, ils veulent vivre. Il y a un côté, on prend des risques, mais tant pis».

Bref s’il peut encore exister un semblant de sens collectif, c’est à condition qu’il ne dure pas trop longtemps.

Ce très vacillant goût de l’intérêt général pourrait être à nouveau mis à l’épreuve cet hiver avec la perspective de plus en plus probable de coupures d’électricité imposées par la Confédération. Et donc des restrictions, note la même sociologue, qui pourraient être à l’opposé de celles réclamées pendant la période covid: «Elles pourraient conduire à couper des connexions internet, sur lesquelles nos échanges étaient basés durant la pandémie. Quelle ironie de l’histoire. Les gens pourront néanmoins sortir.»

Sortir et retrouver donc, qui sait, un peu de ce vivre-ensemble, de cet attrait du collectif dont on pourrait dire, comme une malheureuse candidate aux dernières présidentielles françaises à propos des sondages, que cela va, cela vient, comme la queue du chien.