GLOCAL

Une épidémie de paradoxes

Des médecins désoeuvrés, des masques introuvables et une imprévoyance très prévisible. Vive le déconfinement!

Jamais nous n’avons été aussi peu malades. S’il y a pandémie, c’est aussi de paradoxes. Les chiffres sont là: 20% d’accidents vasculaires et 30% d’infarctus en moins. Comme si le virus accaparant tous les esprits rendait les corps oublieux de tous les autres bobos, petits et même gros.

L’explication est évidemment sans doute ailleurs, cette chute des pathologies s’avérant, comme l’explique le conseiller national Michel Matter, par ailleurs vice-président de la FMH, «trop importante pour qu’elle corresponde à la réalité». On en est à recourir à des explications lourdement psychologiques. Les consignes du Conseil fédéral de ne pas encombrer les urgences et les services hospitaliers auraient par exemple été suivies trop à la lettre.

On ne se refait pas, l’excès de civisme appartenant un peu à l’ADN national. Ou alors, moins glorieusement, nous aurions la frousse de contracter la peste covidienne en nous aventurant dans ces inquiétants sanctuaires que sont devenus hôpitaux et cabinets médicaux. La preuve par l’absurde que le meilleur moyen de ne pas tomber malade, c’est encore de ne pas consulter.

Toujours est-il qu’en pleine crise sanitaire mondiale nos médecins chantent misère: Ils sont désoeuvrés! Dans le canton le plus peuplé de Suisse romande, 40% d’entre eux connaîtraient une baisse d’activité «dramatique», 32% seraient même en butte à des problèmes de liquidités, selon un sondage de la Société vaudoise de médecine.

C’est au point que les médecins ont demandé à être les premiers servis dans les mesures de desserrement du confinement promises par Alain Berset. Avec par exemple l’autorisation de reprendre les interventions chirurgicales planifiables à l’avance et sans lien avec la pandémie. Ils ont été entendus.

Les autres mesures décidées par le Conseil fédéral concerne la réouverture des commerces non alimentaires et des écoles mais ans l’obligation pour s’y rendre de porter un masque. Ce qui tombe bien, puisque les masques manquent.

Cette question des masques agite la plupart des pays occidentaux, tous victimes de leur même engouement pour la mondialisation et de ses juteuses délocalisations, dont il est juste de rappeler que les premiers à profiter étaient les portefeuilles des consommateurs, mais qui s’est traduite par une pénurie généralisée d’un objet aussi simple qu’un masque chirurgical ou du gel désinfectant, qu’on ne s’abaissait plus à fabriquer dans nos sociétés avancées.

La Suisse n’échappe évidemment pas au phénomène. Un rapport d’experts datant de 2018 avait déjà actionné le tocsin. Il pointait que les cantons n’avaient pas à prévu de stocks suffisant de matériel et de médicaments en cas de pandémie et que la dépendance de la Suisse à l’égard de l’étranger était trop haute dans ce domaine.

Dans un interview au Temps Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et de la résilience au centre de politique de sécurité de Genève (GCSP) avance d’intéressantes explications à l’inertie des gouvernements européens – malgré de nombreux avertissements. Notamment de la part des agences de renseignement ou d’articles académiques annonçant la probabilité dans les années à venir d’une épidémie créée par la transmission d’un virus de l’animal à l’homme en Chine ou en Asie

En cause, des choix dictés par des facteurs prépondérants tels que le coût économique, mais aussi «la dépendance des sentiers». À savoir une tendance à se focaliser sur des menaces passées et connues plutôt que sur des risques à venir. Autant d’éléments qui ont joué contre la réactivité, explique Jean-Marc Rickli: «D’abord l’Europe n’a pas fait l’expérience du SRAS qui a ancré le port du masque et les précautions d’hygiène chez les Asiatiques. Ensuite le souvenir d’une surestimation du danger lors de l’épidémie de H1N1 a renforcé une perception défavorable des mesures de prévention dans l’opinion publique»

Enfin, cerise sur le gâteau, «les décisions prônées par les épidémiologistes, comme le confinement total, ont d’abord été mal accueillies par les responsables du fait de leurs conséquences économiques». Comme quoi, paradoxe suprême, la chose la plus prévisible dans cette affaire, c’était l’imprévoyance.