LATITUDES

Penser Ben Laden comme une toile

La logique pyramidale ne permet pas d’appréhender les réseaux terroristes. D’autres «technologies de l’esprit» sont mises à disposition par les sciences sociales.

Quel dénominateur commun entre Oussama Ben Laden, la distribution de courant électrique, les toiles d’araignée, les agences d’une grande banque, les vaisseaux sanguins, les autoroutes, les amicales d’anciens élèves, l’organisation de la prostitution et le cercle de vos connaissances? Pour toutes ces formes très hétéroclites de réalités, on parle de réseau.

Des réseaux terroristes aux réseaux d’amitiés, en passant par le réseau des réseaux qu’est le Net, la réticulation s’est emparée des lieux et des êtres, tissant sans cesse de nouvelles extensions. Partout, notre regard perçoit de la connexité organisée (et ce n’est certainement pas un hasard si les revues les plus récentes de sociologie ont pour nom «Flux», «Réseaux», «Social Network» ou «Connection»).

Réseau, du latin «retis», filet, a désigné durant des siècles un tissu à mailles très larges. A partir XVIIIe siècle, il s’est progressivement enrichi de l’idée de circulation de fluides et d’informations pour désigner un mode d’organisation spécifique.

C’est la médecine qui la première s’est emparée métaphoriquement du réseau pour décrire le fonctionnement de l’organisme humain. Puis, l’image a poursuivi sa conquête avec la construction des routes, l’adduction d’eau, d’électricité et les lignes téléphoniques.

Avec Saint-Simon, on a même vu le réseau devenir vecteur d’une philosophie où il acquiert une charge positive, signifiant libre circulation et libre communication. Il devient l’instrument du bien collectif, la nouvelle utopie mobilisatrice du planificateur social.

A la fin du XXe siècle, c’est l’informatique qui est venue réinvestir cette vieille métaphore de réseau. Quel intérêt y a-t-il à penser en termes de réseaux? Sans conteste, la substitution d’une vision dynamique à une vision statique de la réalité.

Le réseau, c’est aussi un mode de raisonnement, «une technologie de l’esprit», à l’œuvre dans diverses disciplines du savoir. Avec lui, on laisse tomber la figure de l’arbre (autre système de structuration du savoir, pyramidal et hiérarchique) pour retenir l’image de la «multidirectionnalité» et d’échanges.

Ainsi, en sciences sociales, le réseau apparaît comme un mode d’organisation coopératif, adaptatif et évolutif impliquant de nouveaux rapports entre acteurs. Dans les relations internationales, les réseaux font l’objet d’une attention toute particulière. A une vision classique du monde mettant l’accent sur son découpage étatique se substitue progressivement une analyse transnationale privilégiant le rôle des réseaux dans l’organisation de l’espace mondial.

Bref, la notion de réseau est mobilisée dans des disciplines très diverses afin de combler les lacunes qui surgissent lors de la confrontation d’anciens modèles théoriques avec la réalité. Dans un environnement où le rapport à l’espace et au temps se modifie, l’intérêt heuristique de la notion est évidente. Mais attention, la distance entre paradigme et fourre-tout est ténue.

Reste au «réseau pensant» qu’est l’homme, alors que les réseaux matériels et symboliques ont envahit sa vie quotidienne, à «penser les réseaux» pour ne pas en être la victime. Une tâche à laquelle doivent s’employer actuellement quantités de stratèges américains qui se demandent quelle riposte réserver à un ennemi invisible et sans territoire. «Un réseau global de terreur», estime à juste titre George W. Bush.

L’appel du président américain à un «Ben Laden mort ou vif» n’appartient-il pas à une logique pyramidale dans laquelle il suffit de toucher la tête pour abattre la «bête»? Or l’hydre tentaculaire à laquelle le réseau Ben Laden peut être comparé ne connaît pas le même type de vulnérabilité qu’une organisation hiérarchique. C’est précisément un réseau!

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A lire aussi, de Manuel Castells, «La société en réseaux».

A propos de connexité organisée, lire le très instructif «Penser les réseaux» qui vient de sortir de presses aux éditions Champ Vallon.