LATITUDES

Les questionnaires de la colère

Commerces, hôtels ou hôpitaux assaillent leurs usagers de formulaires d’évaluations. Avec le risque que la surutilisation de cet outil se retourne contre ses promoteurs.

Les enquêtes de satisfaction envahissent notre quotidien, sous couvert d’une approche faussement amicale. Au point de créer un malaise voire un certain énervement face à la multiplication de ces enquêtes. Sur le site d’un fournisseur de questionnaires de satisfaction, l’accroche est directe: «Souvenez-vous: vous êtes ici pour mettre les clients dans votre poche. Pourquoi vous contenter de répondre aux demandes des clients alors que vous pourriez leur vendre du rêve?»

Dans ce cas, associer la promesse de se faire apprécier par les clients, en leur proposant d’évaluer un service, est difficilement compréhensible. Ces instruments de communication permettant de témoigner de son contentement ou de sa déception font de moins en moins illusion. Au contraire, ils suscitent une forme de rejet, voire d’allergie. Les réactions contre les questionnaires sont disproportionnées, mais relèvent davantage de l’exaspération devant ce pullulement.

«Vous avez rempli le questionnaire?», s’informe l’infirmière à l’heure de quitter l’hôpital. Autres lieux, autres sollicitations. Sur une aire d’autoroute, à la sortie des toilettes, notre expertise est requise en matière de propreté. Dans un aéroport, c’est à la réception des bagages qu’il convient d’évaluer la rapidité de leur distribution. À différents guichets, ce sont des émoticônes qui se muent en évaluateur du service à la clientèle engendrant un certain malaise. Enquête faite, le vis-à-vis n’aura pas accès à votre verdict.

Hôtels, garages, dentistes, médecins, entreprises de livraison de pizzas et autres prestataires de services optent pour cette nouvelle tendance, prétextant vouloir satisfaire au mieux leurs clients. Au contraire, ils tentent de les contraindre à s’acquitter d’une tâche rébarbative: exprimer leur rapport au service consommé par un «bon», «correct» ou «mauvais», additionné d’un commentaire si souhaité.

De telles démarches flattent l’ego, laissant entendre que les appréciations importent. Elles importunent qui refuse d’endosser le rôle de contrôleurs des toilettes ou de dénoncer la lenteur des livreurs de pizzas. Elles renvoient à un mécanisme de gouvernance et de légitimation issu des pratiques des agences de notation financière omniprésent aujourd’hui: l’évaluation. Ce mode d’intervention repose sur un postulat: l’évaluation est une technique susceptible de s’appliquer à tout et n’importe quoi, à condition d’utiliser de bons questionnaires.

Peut-on échapper à cette «évaluationnite» ambiante? Sur les réseaux sociaux, nous sommes jaugés à coup de «like» alors que dans notre travail, les redoutables entretiens d’évaluation nous motiveraient, puisqu’ils visent à améliorer en permanence nos prestations en vue de la prochaine évaluation. Notre vécu se confond avec celui de Mae Holland, l’héroïne du roman dystopique «Le Cercle» de Dave Eggers. En substance, une évaluatrice professionnelle victime d’évaluations.

Les questionnaires de satisfaction et d’évaluation doivent être questionnés. Barbara Cassin s’est livrée à cet exercice dans «Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation». Pour elle, il importe de refuser de «réduire chacun de nos actes à une série d’items pour qu’ils soient quantifiables. Nous ne reconnaissons plus nos vies dans la représentation du monde ainsi formaté. Les grilles produisent un monde surveillé qui élimine toute inventivité, toute nouveauté, tout espace de liberté. Un monde mort… Ne restons plus longtemps enfermés derrière les grilles d’évaluation», incite la philosophe française.

Et la libération vient en cliquant au bas du questionnaire que les CFF envoient. Celui-ci contenait la formule: «Si vous ne souhaitez plus être invité(e) par e-mail à répondre aux questionnaires des CFF, veuillez cliquer ici.» En aménageant cette échappatoire, l’entreprise ferroviaire adoucit l’humeur des usagers. En revanche, la demande d’évaluation de l’hôtel lors de mon dernier séjour sera boudée. L’établissement a manqué l’occasion de se contenter de ma fidélité en gage de satisfaction.