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Cadavres, excréments: mon job est tabou

Les métiers en contact direct avec la mort, les déjections ou le sang suscitent un mélange de curiosité et de dégout. Les employés des centres funéraires, des abattoirs et des égouts attendent plus de reconnaissance sociale.

Nettoyer les corps des défunts, déboucher les canalisations emplies d’excréments, vider les animaux de leur sang. De tels profils de poste n’attirent pas spontanément les jeunes sur le marché du travail. «Nous ne recevons pas tellement d’offres spontanées», constate philosophiquement Thierry Leroy, chef du centre funéraire de Saint-Georges à Genève. Ces tâches sont pourtant indispensables au fonctionnement de la société.

«La mort et les déjections, et les personnes qui s’en occupent, sont retirées de notre champ de vision, souligne l’ethnologue française Agnès Jeanjean, qui étudie depuis près de vingt ans le travail dans les égouts et à la morgue. Par exemple, les employés de la morgue doivent emprunter des passages cachés lorsqu’ils vont chercher un cadavre dans un hôpital. Certains racontent que des infirmières se signent à leur passage.»

Quel point commun entre des professions si diverses? «Le sentiment d’occuper une position transgressive. Une barrière sépare ceux qui supportent des autres. Ces métiers vont à l’encontre des principes de l’éducation de notre société. Certains employés de la morgue ont peur de s’habituer à la réalité du cadavre.»

Les véritables vocations sont rares. Beaucoup de professionnels ont débuté dans ces métiers pénibles à la suite d’une période de chômage. Mauvaises odeurs, sentiment de briser des tabous: certains ne tiennent pas le coup, rebutés tant par la dureté physique que par le regard des autres. «Ici, soit on reste trente ans, soit on repart après quelques mois», confie Henri Roch, à la tête de l’entreprise genevoise de vidange Guimet Fils.

Il n’existe pas de formation ni de système d’apprentissage pour travailler dans un centre funéraire ou chez un vidangeur. La plupart sont des «reconvertis» de métiers manuels, qui se forment sur le tas: anciens carrossiers, plombiers, cuisiniers-bouchers, serveurs, aides-soignants, nettoyeurs.

Lionel Bellon, chef d’équipe à l’abattoir du Service intercommunal de gestion (Sige) à Clarens (VD), a quant à lui obtenu un CFC de boucher-charcutier en 1996, suite à un apprentissage de 3 ans. «Le métier de boucher ne semble peut-être pas très intellectuel, mais il est très technique, lance le Valaisan. Abattre les animaux dans de bonnes conditions, les désosser, les découper et préparer la viande à la consommation, tout en respectant les normes d’hygiène, requièrent de bonnes connaissances et compétences.»

Les conditions salariales avantageuses en raison de primes à la pénibilité dans certains cas, la régularité des horaires et la sécurité de l’emploi jouent un rôle important dans la décision de réorientation. «C’est un métier auquel on s’accommode, mais cela ne peut pas être une passion, estime Eric Gry, chauffeur chez Guimet et ancien ébéniste. Au début, ça me gênait de dire que je travaillais dans les égouts, aujourd’hui je l’assume sans peine. Et il y a toujours de la demande: ici, on n’a pas connu la crise!»

Certains revendiquent un véritable choix professionnel: «Depuis tout petit, je voulais savoir ce qui se passait à la mort des gens, il y avait une curiosité par rapport à ce métier étrange, peut-être un peu de voyeurisme, explique Sébastien Reuteler, 35 ans, chef de convoi au centre funéraire de Saint-Georges à Genève. J’apprécie toujours la relation avec les familles et le respect autour de la préparation des défunts. Je ne pourrais pas rester assis derrière un ordinateur toute la journée.»

Le boucher Lionel Besson a également choisi son métier par passion. «Les conditions de travail ne sont pas évidentes. On commence à 5 h du matin et on passe toute la journée les pieds dans des bottes en plastiques, les mains dans l’eau et le sang. Il faut aimer cette activité pour l’exercer. D’autant plus que financièrement, comme la plupart des professions du domaine alimentaire, elle n’est pas particulièrement avantageuse.»

Dans ces professions manuelles, les équipes sont souvent composées d’hommes uniquement: «C’est très physique. Un cercueil pèse facilement 200 kilos», explique le chef de centre funéraire Thierry Leroy.

Ceux qui ont opté par défaut pour ces métiers et ont «tenu le coup» se disent fiers d’accomplir pour la société ce qui répugne leurs semblables. «Il y a l’idée de maintenir l’ordre et le service public, le sentiment de puissance par la crainte que les déchets ou la mort peuvent inspirer aux autres et le courage d’être les seuls à oser faire ce travail indispensable, explique Agnès Jeanjean. Au fond, les eaux usées sont plus intéressantes que les eaux limpides.»

Ces professionnels ne crient certes pas leur métier sur les toits. «Quand on rentre à la maison, on a une odeur d’égout, c’est sûr, explique Henri Roch. Mais les poissonniers aussi sentent le poisson.» Des conséquences qui n’ont pas dégoûté les héritiers de reprendre le flambeau chez Guimet, société familiale depuis sept générations. Le vidangeur revendique plus de reconnaissance pour les tâches d’utilité publique qu’il mène: «Nous sommes une entreprise comme les autres. A part l’odeur.»
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«Je ne regrette pas mon poste de comptable»
Sylvain Roch, 30 ans, vidangeur, Guimet Fils, Genève

C’est un voyage à travers le globe qui a décidé Sylvain Roch à tourner le dos à sa profession de comptable il y a deux ans. «Je me suis rendu compte que je ne voulais plus rester enfermé dans un bureau. J’aime être sur le terrain, discuter avec des gens…» Lorsqu’il annonce à ses anciens collègues sa reconversion, c’est la surprise, pour ne pas dire le choc. «Il y a beaucoup de légendes urbaines autour des égouts. Certains croient qu’on y va directement avec les mains.»

Le jeune homme n’est certes pas en terrain inconnu: Guimet Fils, fondée en 1873, est la société de ses aïeux, que son père et ses deux oncles dirigent toujours en famille. Mais avant de rejoindre un service plus administratif, Sylvain Roch a passé un an «au front», à déboucher les canalisations et transporter des déchets. «J’aime ce métier, même s’il assez ingrat. Je ne regrette pas ce choix.»

Caméras de détection et buses de nettoyage ont certes diminué le contact direct entre le vidangeur et les déchets, mais la technologie n’a pas enlevé l’odeur. Le jeune homme relativise: «On s’y habitue après quelques minutes, contrairement à l’odeur de la mort, qui reste imprégnée sur notre peau. Je ne pourrais pas travailler à la morgue.»
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«Il n’y a pas le stress de la production»
Thierry Leroy, 48 ans, chef du centre funéraire de Saint-Georges, Genève

Lorsque la Ville de Genève met au concours un poste de «concierge de centre funéraire», il ne s’agit pas, comme certains postulants l’imaginent, de laver les dalles du cimetière. Les soins sont ici d’un autre genre: le corps de chaque défunt doit être préparé avec minutie avant d’être inhumé ou incinéré.

Comme nombre de ses collègues, Thierry Leroy a opté pour ce métier hors du commun devant la menace du chômage. «J’avais le choix entre ça et gardien de prison. Les motivations salariales l’ont emporté.» En 17 ans, l’ancien photographe a appris à apprécier son nouveau métier: «Je n’ai plus le stress de la production. Mais notre motivation vient surtout du réconfort que nous apportons aux familles. Une personne m’a même dit une fois que le défunt paraissait mieux qu’avant. La mort libère le corps de certaines souffrances.»

A la longue, le métier pèse quand même: «Les retraités du centre funéraire nous disent se sentir plus légers. Plus que la mort elle-même, c’est la peine des familles qui nous affecte. Et les odeurs, qui restent longtemps dans le nez.» Au contact quotidien avec la grande faucheuse, le responsable a appris à la relativiser, mais la redoute toujours: «Je la souhaite le plus tard possible. Je ne crois pas au paradis.»
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«Il faut avoir le cœur solide»
Lionel Bellon, 30 ans, boucher à l’abattoir du Service intercommunal de gestion, Clarens (VD)

Enfant, Lionel Bellon détestait l’idée de devoir tuer un animal pour le manger. «Lorsque je voyais mon père conduire un veau à l’abattoir, cela me faisait mal au cœur et je jurais que moi-même je ne le ferais jamais!» Agé de 30 ans aujourd’hui, ce père de quatre garçons exerce pourtant depuis près de 15 ans la profession de boucher, et abat quotidiennement des dizaines de vaches, de moutons et de cochons au sein de l’abattoir du Service intercommunal de gestion. «Aujourd’hui j’assume parfaitement ma profession. J’ai bien conscience que j’ôte des vies, il faut avoir le cœur solide au quotidien, tout le monde n’est pas fait pour ce métier.»

Le boucher a souvent eu à faire à de jeunes stagiaires supportant difficilement la vue du sang et l’odeur ambiante. Lui, a appris à relativiser. «Les gens ont parfois tendance à oublier que les steaks qu’ils mangent proviennent d’animaux, qui ont des pattes, une tête, de la peau… on est bien obligé de les préparer pour la consommation.»

Tuer les animaux par électrocution le rassure. «On a la garantie que les bêtes ne souffrent pas. Si on me demandait d’égorger un animal, je démissionnerais sur le champ! Contrairement aux croyances, les vaches ne hurlent pas en entrant dans l’abattoir car elles sentent qu’elles vont mourir. Elles crient à chaque changement de lieu, même lorsqu’elles passent d’une étable à l’autre.»

Résidant de la commune valaisanne de Troistorrents dans le val d’Illiez, Lionel Bellon a également installé un laboratoire à son domicile. «Je transforme la viande en bons produits du terroir que je propose à la vente directe. C’est une grande fierté de pouvoir expliquer leur provenance et leur conception, et de les présenter aux consommateurs.»
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Collaboration: Melinda Marchese