LATITUDES

La ville du futur émerge de la banlieue bernoise

Les travaux ont commencé au-dessus de l’autoroute A1, où l’architecte vedette Daniel Libeskind construit un «paradis futuriste» dans un projet urbanistique à plus d’un milliard de francs.

Voilà un projet qui ne manque pas d’ambition. «Une vision qui redéfinit la vie publique est en train de devenir réalité à l’ouest de Berne, disent ses initiateurs. Ce sera une place de rencontre unique en Europe… Un paradis futuriste des loisirs et du shopping.»

De quoi provoquer un nouveau frisson de fierté dans le dos des Bernois, déjà flattés par l’ouverture du somptueux Stade de Suisse au Wankdorf et par celle du Centre Paul Klee en bordure de la ville. La capitale serait-elle en train de se transformer en laboratoire d’un nouvel urbanisme?

Ce bâtiment d’avant-garde, dont l’inauguration est prévue pour 2008, réunira tout à la fois un centre de loisirs aquatiques, une galerie commerciale, un multiplex de 10 salles de cinéma, une garderie enfantine, un hôtel design et une résidence pour personnes âgées, le tout au coeur d’un nouveau quartier d’habitation où vivront près de 2600 personnes. La conception du complexe central a été confiée à l’architecte Daniel Libeskind, devenu star d’envergure mondiale depuis qu’il a gagné le concours pour la reconstruction du World Trade Center.

Initiatrice du projet, la Migros a voulu d’emblée lui donner une dimension internationale en lui attribuant un nom anglophone, Westside, et un luxueux budget de 400 millions (sur un total de plus d’un milliard pour l’ensemble de la zone). Le bâtiment affiche crânement ses ambitions futuristes mais ne ressemblera pas pour autant à un palais de verre et d’acier glacial. L’équipe de Daniel Libeskind s’est montrée sensible aux préoccupations environnementales du peuple bernois et a opté pour une façade en bois qui doit s’intégrer «organiquement» dans l’espace vert aménagé à proximité.

Bien plus qu’un centre commercial, Westside se veut à la fois place du village urbain, carrefour des générations et plate-forme de divertissement. Son architecture, toute en diagonales et en lignes brisées, demande un certain temps pour apprivoiser le regard; à chaque nouvelle visite, l’espace de Westside devra réserver une surprise, dévoiler un aspect inédit, révéler un nouveau caractère. Un goût pour la métamorphose et la réinvention permanente qui est devenu la marque de fabrique de Daniel Libeskind, l’un des plus passionnants praticiens et théoriciens de l’architecture contemporaine.

Féru d’histoire, concertiste professionnel, nomade enthousiaste (il a déménagé quatorze fois en trente-cinq ans) et accordéoniste virtuose, Daniel Libeskind cultive l’approche pluridisciplinaire, avec un dégoût affiché pour les bâtiments neutres, qu’il appelle «les grosses boîtes».

Ce citoyen américain, né en Pologne au lendemain de la guerre, considère l’architecture comme un moyen de communication et ne se gêne pas pour l’utiliser à la manière d’un porte-voix. Ses réalisations pour le Musée juif de Berlin ou pour celui de la guerre à Manchester veulent frapper le visiteur aux tripes tout autant que dans son esprit.

C’est un réel coup de chance pour les Bernois que Daniel Libeskind se soit penché sur le projet Westside. L’architecte a présenté un dossier suffisamment attrayant pour séduire les jurés, sans pour autant diluer sa radicalité dans un travail de commande.

«Quand nous avons commencé à y travailler, c’était une première: nous n’avions encore jamais conçu de centre commercial ou de loisirs, se souvient l’architecte zurichoise Barbara Holzer, cheffe du projet et collaboratrice de longue date de Daniel Libeskind. Cela dit, nous avons conçu d’autres centres commerciaux par la suite, et ils ont été réalisés entre-temps…»

A la manière typiquement bernoise, la gestation de Westside a effectivement suivi un parcours aussi tortueux que procédurier. Les premières réflexions sur l’extension de la zone d’habitation de Brünnen commencent au début des années 70, mais sont aussitôt «schubladisées» («remises dans le tiroir», en dialecte local) en raison du choc pétrolier.

Vingt ans plus tard, les autorités proposent d’intégrer un ambitieux centre de loisirs et de shopping à cette future parcelle, qui doit recouvrir un tronçon de l’autoroute A1. Le principe est approuvé par le peuple en décembre 1999, et le concours architectural lancé dans la foulée.

Mais si le projet de Daniel Libeskind est accepté en novembre 2000, il faudra attendre encore près de trois ans pour obtenir le permis de construire. Face aux oppositions des riverains et des milieux écologistes, des «mesures d’accompagnement» doivent être intégrées, qui garantiront un respect de la nature ainsi qu’une régulation du trafic et des émissions de gaz.

L’affaire remontera jusqu’au Tribunal fédéral, qui ne donnera son feu vert final qu’en juin 2005. Un véritable cas d’école pour qui s’intéresse au droit de recours en Suisse.

Le souffle du projet a donc fini par balayer toutes les oppositions. Le chantier a pu démarrer, et la Migros est désormais en mesure d’exhiber en direct l’avancement de ces travaux qui vont créer à terme près de 800 places de travail (des images de webcam sont diffusées en permanence sur le site westside.ch).

Le géant de la distribution semble particulièrement excité par ce luxueux complexe doté d’une piscine et de quatre étages de shopping, appelé à devenir son vaisseau-amiral.

«Notre idée de départ est née d’un constat: aujourd’hui, les gens ne se rendent plus dans un centre commercial seulement pour faire leurs courses, dit Thomas Bornhauser, de Migros Aar. Ils veulent aussi y prendre leur repas, se divertir, voir un film, se détendre. Et pourquoi pas aussi se baigner, faire du fitness, aller au spa? Notre but est d’intégrer toutes ces fonctions dans un centre facilement accessible, où les gens se sentent bien.»

Le complexe disposera d’un accès direct par l’autoroute, mais aussi par le train (une gare lui sera dédiée) et par les transports publics bernois, ce qui lui permettra d’accueillir au total plus de 3,5 millions de personnes par an. Westside proposera à ses visiteurs plusieurs programmes de vie à la carte.

Le manager stressé pourra y venir en fin de journée pour une séance de wellness, suivie d’un repas dans un des multiples restaurants exotiques. La jeunesse urbaine pourra acheter des habits dans l’une ou l’autre des soixante boutiques et visionner des films d’auteur dans la plus petite des dix salles de cinéma.

Le samedi, la maman bricoleuse amènera ses enfants au «paradis aquatique», puis à la garderie, avant d’aller acheter des plantes et des outils au garden center et de rendre visite à l’arrière-grand-père qui habitera dans l’EMS attenant…

N’y a-t-il pas quelque chose d’utopique dans cette volonté d’intégrer autant de fonctions sociales et commerciales dans un seul bâtiment? Interrogé par Largeur.com, Daniel Libeskind estime au contraire que «ce mélange d’activités est au coeur d’une architecture qui célèbre la vie. Cette diversité constitue la clé de la durabilité.»

L’architecte ne cache pas s’être inspiré, pour Westside, d’un vieux film des Marx Brothers (The Big Store), où l’on voit un centre commercial envahi de nuit par ses clients, qui s’approprient tout ce qu’ils trouvent sur les rayons pour faire la fête jusqu’au petit matin. «Nous avons trouvé cette idée super», sourit Thomas Bornhauser, de Migros.

L’un des aspects les plus originaux de Westside vient de cette intégration d’une résidence pour personnes âgées, avec 80 chambres et une vingtaine de lits médicalisés, au sein même du complexe commercial. «C’est l’une des idées fondamentales du projet, poursuit Daniel Libeskind. Il s’agit précisément de créer un espace social dans lequel les personnes âgées peuvent participer à la vie contemporaine et profiter de toute une gamme d’expériences.»

Pour Jean-Lucien Gay, jeune architecte valaisan qui travaille depuis plusieurs années avec Daniel Libeskind et qui a dirigé le projet, «Westside est révélateur de nouveaux modes de vie, tant au niveau du divertissement et du shopping que de l’intégration des générations. Le fait qu’une entreprise comme la Migros soit prête à investir massivement dans un projet architectural aussi ambitieux constitue une certaine reconnaissance du pouvoir de l’architecture».

L’implication des pouvoirs publics a aussi joué un rôle décisif; Westside doit s’intégrer dans la nouvelle ville de Brünnen, et prolonger au niveau de l’habitat la réflexion engagée par le centre. Les autorités bernoises ne comptent d’ailleurs pas s’arrêter là. Par l’intermédiaire de la Verein Region Bern (VRB), elles ont initié en mars 2005 un vaste concours d’idées pour réfléchir au futur de l’ensemble de la région.

Les trois équipes internationales mandatées, qui réunissent des urbanistes, des sociologues et des historiens, dévoileront en février prochain le fruit de leurs réflexions.

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www.westside.ch

www.bruennen.ch

www.daniel-libeskind.com