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Comme en quarante

L’UE et les États-Unis envisagent de confisquer les avoirs russes gelés pour cause de sanctions, et de les affecter à la reconstruction de l’Ukraine. L’accueillant coffre-fort suisse, lui, ne veut rien savoir.

Geler ou confisquer? Telle est la question, et elle n’est pas bien compliquée. Mais puisqu’il s’agit d’argent et même de très gros sous, la Suisse, fidèle à une vieille et pas toujours glorieuse tradition, s’efforce pour l’heure de ne pas y répondre. De faire comme s’il s’agissait d’un insoluble embrouillamini, d’un casse-tête très au-dessus de ses pauvres capacités de petite nation alpestre et valeureuse.

Donc la Suisse gèle. Simplement. On veut parler bien sûr des avoirs russes planqués dans les coffres de la douce et accueillante Helvétie. Un pactole qui appartient pour l’essentiel à des oligarques sous sanction, ou carrément à la banque centrale russe. Le tout s’élèverait à une grosse dizaine de milliards que la Suisse, suivant en cela docilement l’Union Européenne et les États-Unis, a bloqués au motif des mesures de rétorsion internationales.

Sauf que l’UE et l’administration américaine envisagent désormais d’aller plus loin, en confisquant cet argent pour l’affecter à la reconstruction de l’Ukraine agressée et largement démolie par le belliqueux ogre russe, selon le très logique principe du qui casse paie.

Or que fait le Conseil fédéral? Ce n’est pas sorcier: rien. La sourde oreille est un art maîtrisé depuis longtemps sous la coupole fédérale. Juste en février dernier, a-t-il ânonné mécaniquement pour expliquer sa totale inaction, le principe du respect de l’Etat de droit et la garantie de la propriété privée.

Même pas besoin d’entonner, comme lorsqu’il s’agit de refuser cyniquement de livrer des munitions à l’Ukraine, la grande antienne de la neutralité absolue, dont a si bien profité, jadis, le Reich troisième du nom. Il suffit de décréter l’argent sacré, d’où qu’il vienne: on veut bien geler, pour se donner un minimum de bonne conscience, mais y toucher surtout pas.

Et encore, le gel suisse semble s’apparenter à une mince couche de givre, pour la façade et la galerie. L’administration américaine a déjà reproché à la Confédération de n’avoir vraiment fait que le strict minimum: les 7,5 milliards gelés appartenant à des oligarques ne seraient qu’une partie de l’iceberg. Les fonds russes déposés en Suisse se situeraient plutôt entre 50 et 100 milliards, fourchette qui correspond plus ou moins à celle avouée par l’Association suisse des banquiers. Un butin qui appartiendrait pour l’essentiel selon les Américains, «à des oligarques proches de Vladimir Poutine, voire au clan Poutine lui-même».

L’ambassadeur des États-Unis en Suisse a même suggéré que la Confédération, «pourrait être utilisée comme un vecteur pour contourner les sanctions contre la Russie». Le très pacifiste président Berset a invoqué des bases légales insuffisantes et y a ajouté ce très curieux principe, à la limite de la collaboration avec la Russie poutinienne, voulant qu’il ne serait pas «indiqué de changer les lois en pleine guerre d’Ukraine».

Comme si la Suisse officielle ne voulait retenir aucune des douloureuses leçons du passé, qu’il s’agisse des fonds juifs en déshérence ou de la défense acharnée, jusqu’au-boutiste, comme s’il y allait de son âme, du secret bancaire, même s’agissant d’argent purement criminel.

Avec cette sorte de réflexe atavique de résister à tout prix aux pressions, même raisonnables et justifiées de pays supposés amis ou alliés –pour faire court le camp occidental. Un camp auquel on se targue d’appartenir, tout en criant à l’ingérence chaque fois qu’une demande sérieuse émane de lui, c’est-à-dire d’ordre financière, puisque rien au pays des vaches et du chocolat au lait n’est plus sérieux que la finance. Tout ça pour finir par devoir toujours céder, après des années de résistance obtuse, avec la honte et le déshonneur qui viennent s’ajouter au fait d’avoir eu tort sur toute la ligne.

Pendant des décennies la Suisse a traîné la sinistre réputation –et la traîne encore largement–, d’avoir été le coffre-fort d’Hitler. Il n’est encore pas trop tard pour ne pas devoir endosser bientôt celle de banquier du criminel de guerre Poutine.