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12 milliards plus tard, fin du match

Adieu pass et masques. Ne reste plus qu’à choisir entre retour à la normale ou monde d’après.

L’histoire ne retiendra sans doute pas que les masques soient tombés le jour où Pierre Maudet est entré dans le cacao. Mais peut-être plutôt le jour où la Confédération annonçait, en même temps que la fin des restrictions sanitaires, avoir enregistré pour l’année 2021 un déficit de 12 milliards.

On peut imaginer que l’ampleur de ce chiffre, peanuts pour le commun des pays, mais inhabituel à l’aune suisse, n’aura pas été un frein mais plutôt un encouragement à ce grand bond primesautier vers la liberté retrouvée.

S’il peut être en effet exaltant et valorisant au cœur d’une crise, de bomber le torse, de lancer, même avec une retenue parmelinesque, un sonnant et trébuchant «quoi qu’il en coûte!», il apparaît assez vite que ce «quoi qu’il en coûte» connait au moins une limite, celle du temps.

C’est la définition même d’une caisse, fût-elle publique: ne pas pouvoir être cramée éternellement. Ce qui explique qu’à peine la situation sanitaire améliorée, par la grâce du gentil omicron, on siffle la fin du match. Plus de mesures exceptionnelles, cela signifie surtout plus d’indemnités, plus d’aides pour les cas de rigueur, plus d’allocations pour perte de gains, bref, moins, beaucoup moins, de dépenses publiques.

Il n’est donc pas vraiment étonnant qu’il ne plaise pas à tout le monde, ce retour à la normale, que certains préfèrent appeler «le monde d’après», voulant peut-être signifier, ou espérer, que ce normal qui vient ne sera pas le normal d’avant, qu’il pourrait bien être à peu près aussi anormal que l’anormal de l’intermède sanitaire.

On aura une pensée particulièrement émue pour certaines catégories de citoyens: les complotistes et les opposants systématiques. Après avoir crié pendant deux ans à la dictature sanitaire, à l’avènement imminent du quatrième Reich, il leur faudra trouver vite autre chose pour manifester leur rogne, d’autres raisons de sonner le tocsin, d’autres motifs d’agonir le Conseil fédéral, d’autres croquemitaines qu’Alain Berset

On ne sait pas si c’était à eux que pensait, justement, Alain Berset quand il s’est mis à diagnostiquer, en pleine conférence de presse, que la levée de ces mesures était «un soulagement pour beaucoup d’entre nous, une source d’anxiété pour d’autres».

Plus certainement songeait-il à ces catégories de citoyens qui pourraient le trouver un peu saumâtre, ce monde d’après, mais pour des raisons moins méprisables que celles des complotistes ou des amis de la liberté considérée uniquement comme la défense d’un précieux nombril.

C’est ainsi que la psychologue Brigitte Favre explique dans les colonnes du Temps que l’anxiété peut surgir aussi bien en cas de mauvaises que de bonnes nouvelles: «Ce sont les changements – la réorganisation du temps et de l’espace – qui provoquent cet état mental». Voilà qui n’est pas de chance. Comme si, à force de durer, l’anormal était devenu le normal, et le normal, à force de s’éloigner, l’anormal.

On dira, bof, il ne s’agira que de réapprendre à s’entasser dans les transports en commun, à se faire la bise, serrer des mains, penduler dans la mauvaise humeur, faire ses courses démasqués ou aller s’encanailler au bistrot sans devoir montrer patte blanche.

A première vue rien d’insurmontable, mais des remèdes sont déjà proposés, dont certains peuvent sembler déjà pires que le mal. Ceux que propose par exemple la sociologue Laurence Kaufmann peuvent laisser dubitatif: «Nos objets de conversations sont abîmés. Je conseille de pratiquer une activité ensemble plutôt que de parler autour d’un café. Parler de soi, c’est s’exposer à ce vide narratif. Alors que faire du sport, des escape games, du bowling, cela recrée du lien.»

Du bowling…On entendrait presque déjà monter de nouveaux soupirs. Genre, vivement la prochaine crise.