LATITUDES

Un mois après, la peur hante Manhattan

Après les attentats, les New-Yorkais se sont montrés généreux jusqu’à l’indécence. Aujourd’hui, je sens surtout la peur.

Le retour à la normalité. Les New-Yorkais ne rêvent que de cela. Et moi avec eux. Retrouver le temps de l’innocence, celle de ce lundi 10 septembre et des jours d’avant. Césure temporelle. Toutes les chroniques, littéraires, politiques ou satiriques y font allusion. A l’avant, à l’après. Césure émotionnelle.

Et si les métros fonctionnent à nouveau, si Wall Street a réouvert, si le sommet de l’Empire State Building, plongé dans le noir en signe de deuil les premiers jours, a rallumé ses spots colorés, si en apparence New York a retrouvé son rythme frénétique, l’atmosphère n’est plus tout à fait la même depuis ce matin du 11 septembre. Et si les New-Yorkais ont appris la solidarité, ils ont appris aussi la peur.

Le choc était trop grand au lendemain de l’attentat pour se laisser envahir par la peur. La solidarité a ainsi pris le dessus. Dans des proportions que seule une ville aussi nantie pouvait connaître. Généreux jusqu’à l’indécence, les New-Yorkais ont vidé leurs armoires, dévalisé les supermarchés, organisé des quêtes, au bureau, dans les bars, dans les Eglises, pour les familles des victimes et surtout pour les braves d’entre les braves, les pompiers, ces héros des temps modernes.

Trois jours après l’attentat, le centre des donations refusait déjà les cartons de nourriture. «No more food!» hurlait le jeune homme préposé au triage. Depuis, les histoires de ces réfugiés de la Grosse Pomme abondent. Et si les déplacés de Tribeca et de Battery Park City sont à plaindre pour n’avoir pas pu regagner leur logement, il serait inconvenant de s’apitoyer sur leur sort.

Aisés pour la plupart, ceux qui n’ont pas trouvé à loger chez des proches vivent dans des hôtels ou des appartements vacants, aux frais de la Fema (l’agence fédérale d’aide en cas de catastrophe) ou de la Croix-Rouge. Une de mes connaissances a reçu 3’000 dollars de la Croix-Rouge alors que son appartement n’a été privé d’électricité que pendant une semaine….

Toutes les agences privées et publiques dispensant soutien et aide (financière, juridique, sociale et psychologique) aux familles se sont regroupées en un seul lieu, dans un immense hangar, sur les quais de l’Hudson, du côté de la 55e Rue. J’y ai passé une soirée, offrant mes services d’interprète.

Un endroit étonnant. Des centaines de bénévoles s’activent pour parer aux besoins pressants des familles. A commencer par des repas chauds, le midi et le soir. Une crèche a été mise sur pied par la Croix-Rouge. John Kinsey, un bénévole de Detroit raconte qu’il «n’a jamais vu une garderie aussi sophistiquée depuis qu’il travaille pour la Croix-Rouge». Tout est flambant neuf, les jouets surabondants, les canapés moëlleux. Le personnel vient des quatre coins du pays. Des nurses, des instituteurs, des pédiatres libérés de leur fonction par des employeurs empathiques.

Mon hôte est à l’origine du centre des interprètes. L’idée lui est venue dès les premiers jours lorsqu’il a pris conscience du nombre de nationalités représentées parmi les victimes du World Trade Center. D’abord hésitante, la Croix-Rouge s’est rendue à l’évidence. Mon hôte, vice-président d’une boîte de relations publiques, a été rappelé. Il lui a suffi de parcourir son rolodex pour dénicher une quarantaine de polyglottes qui se relayent de 9 heures à minuit, 7 jours sur 7..

Ces histoires ont ému les New-Yorkais, eux ordinairement réputés pour leur individualisme. Ils ont fini par y trouver une source de réconfort. Bienvenue à l’heure où ils sont hantés par la peur des représailles.
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Car la peur est partout. Insidieuse, oppressante. Difficile d’y échapper tant elle est communicative. Des amis m’ont gentiment offert l’hospitalité à Brooklyn «au cas où…». D’autres ont décidé de ne plus prendre le métro, préférant descendre de Harlem dans l’East Village à vélo. Et même si l’on veut échapper à cette paranoïa ambiante, débrancher la télé, éviter la une des journaux, des dizaines de détails vous ramènent sans cesse à elle, à la peur.

A commencer par les checkpoints. D’abord limités à la zone autour du périmètre maudit du World Trade Center, dont les débris fument encore, on bute en permanence sur des barrages inattendus. En revenant d’un déménagement de Brooklyn il y a une semaine, j’ai pensé, trop tard, que nous ne passerions pas le barrage du Pont de Williamsburg parce que nous étions quatre sur la banquette avant. Les deux policières, armées jusqu’aux dents, n’en avaient que pour notre chargement, jugé «safe» (sûr). Elles nous ont lancé un sourire avant de nous ordonner de déguerpir. Etrange.

L’autre soir, c’est en allant à Roosevelt Island, cet îlot résidentiel sur l’East River, que j’ai été arrêtée par des gardes de sécurité. «Papiers s’il vous plaît, à quelle adresse allez-vous?». J’ai pensé que l’on protégeait le gratin des Nations Unies qui habite une partie de l’île. «Et s’il y avait un dépôt de produits chimiques dans le coin», me glisse la personne qui m’accompagne.

La sécurité a été renforcée aux aéroports, dans les gares, aux abords des stades, dans les bâtiments publics et commerciaux. Les militaires de la garde nationale, discrets dans leur treillis, épaulent la police. Dans les bâtiment de bureaux, les sacs sont désormais fouillés, les papiers d’identité dûment contrôlés, votre hôte prévenu de votre arrivée. Ironie du sort, le WTC appliquait ces mesures très strictes. Mais ce n’était pas le cas pour les immeubles commerciaux du haut de la ville.

Toute activité policière, omniprésente par les temps qui courent, devient doublement suspecte. Ainsi, dans l’avenue parallèle à la mienne, un bâtiment sans fenêtre, en face de mon magasin de vidéo, est devenu l’objet d’une sricte surveillance policière. Les spéculations vont bon train. «Ce doit être un centre d’opérations stratégique de ConEdison (l’entreprise d’électricité)» me suggère une voisine. «Ou un dépôt de produits toxiques», surenchérit le vendeur du videostore .

Et puis, il y a ces inquiets qui remplissent frigidaire et armoires. «Non, je n’avais pas pensé aux bougies», dois-je répondre à un ami mi-sérieux, mi-plaisantin. «Tu peux toujours espérer que le filtre à eau retiendra l’anthrax» me surprend-je à dire à une autre amie. Et ainsi de suite, de téléphone en téléphone. Je me suis néanmoins exécutée. Bougies, riz, eau potable et antibiotiques. J’ai même vérifié. Les antibiotiques en ma possession sont efficaces contre la maladie du charbon. Ouf, je peux enfin dormir tranquille. Et reprendre le métro.