LATITUDES

Le mot «profil» au Forum de Davos

Christophe Gallaz commence ici une chronique régulière pour Largeur.com. Chaque semaine, il attrapera au vol un mot lié à l’actualité. Aujourd’hui: le profil.

Sans «profils», aujourd’hui, la vie sur Terre (celle de l’homo industrialis, je veux dire) serait infernale. L’avenir du secteur tertiaire serait aussi compromis que celui des iguanes marins des Galapagos, le Forum de Davos ne serait qu’un souvenir et la globalisation tournerait carré. Il n’est plus d’offre d’emploi publiée dans la presse qui ne cherche en effet son «profil», et plus de manager en ressources humaines (cette matière de plus en plus première) qui ne fasse, de ces deux syllabes, l’essentiel de son vocabulaire et de son credo stratégique.

Le profil, on le sait, c’est l’aspect du visage humain regardé par l’un de ses côtés. Et la face, c’en est la partie antérieure. Le profil est une ligne, et la face un espace inscrit sur un plan. Le profil est la marque d’une abstraction figurée sur un support, tandis que la face est un lieu qui peut rejoindre un ensemble d’autres lieux, qu’on peut nommer société, pour s’y disposer de telle sorte qu’adviennent des rapports et des relations, sous forme de rencontres, d’affrontements, d’amours ou de batailles. Le profil est une abstraction, et la face, c’est la vie.

Pour appliquer le principe du profil, comme au Forum de Davos, la recette est simplissime. Vous commencez par vider l’être humain de sa chair pour le muer en silhouette, c’est-à-dire en tracé pur. Puis vous propulsez ce tracé parmi les autres tracés qu’instituent chaque jour les fluctuations de la Bourse. L’effet s’avère généralement miraculeux, dans la mesure où quelques milliers de licenciements dans un groupe industriel suffisent pour que la courbe des cotes, prodigieusement stimulée par une influence du même ordre qu’elle, bondisse aux sommets du graphique.

Conséquence annexe: à force d’être un profil, l’homme moderne perd la face. Or quand nous perdons la face, que faisons-nous? Nous la recherchons partout. Nous nous inventons tous les miroirs qui pourraient nous signaler les territoires de notre Moi perdu. Et si nous n’avons plus la force ou la curiosité d’inventer ces miroirs, nous acquérons tous ceux qui nous sont proposés, quel que soit leur prix. C’est ce qui s’appelle un réflexe de consommation narcissique. Et c’est ce qui s’appelle aussi, selon le vocabulaire en vigueur au temps où la notion de face faisait encore l’objet d’une formulation politique, l’asservissement de l’humain au Marché.

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Christophe Gallaz, écrivain, vit à Lausanne.