KAPITAL

Engager des réfugiés, une solution pour les PME?

Moins de la moitié des réfugiés exercent une activité professionnelle en Suisse. En cause: des préjugés tenaces, alors que cette main d’œuvre se révèle souvent performante et permet de répondre à une pénurie croissante. Témoignages.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans cialis buy.

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«J’ai quitté l’Afghanistan en 2015. Après une traversée de cinq ans à travers neuf pays, je suis finalement arrivé en Suisse. Maintenant que je suis établi dans ce pays, y travailler constitue la suite logique pour moi.» Shams Omid, 24 ans, vit à Porrentruy (JU). En automne 2022, après plus d’un an de recherches d’emploi, le jeune homme a commencé à travailler au sein de l’entreprise jurassienne Bleyaert & Minger. «Après un stage et un préapprentissage, j’ai commencé, en août 2023, un apprentissage de dessinateur en bâtiment. J’aime créer, le graphisme, la modélisation 3D, et je m’entends très bien avec mes collègues.»

François Minger, directeur et co-fondateur du bureau d’architectes-urbanistes, a embauché d’autres réfugiés avant Shams Omid: «Face à la pénurie de main d’œuvre, nous appelons régulièrement l’Association jurassienne d’accueil des migrants (AJAM), pour des recrutements. Notre entreprise conclut donc régulièrement des contrats à durée déterminée avec des réfugiés, ce qui représente une première porte d’entrée dans le marché du travail.»

Pallier le manque de main d’œuvre

À la fin de l’année 2021, près de 131’000 personnes relevaient du domaine de l’asile en Suisse, selon l’association romande Vivre Ensemble. La Confédération et les cantons estiment que 70% des réfugiés et des personnes admises provisoirement ont le potentiel de s’intégrer sur le marché du travail. Ce potentiel reste pourtant peu mobilisé: en 2021, moins d’un réfugié sur deux détentrice d’un permis de travail (voir encadré) exerçaient une activité lucrative.

Les tensions géopolitiques actuelles accentuent les phénomènes migratoires en Suisse. En 2022, plus de 72’000 Ukrainiens ont bénéficié du statut de protection S leur permettant d’obtenir un droit de séjour sans passer par la procédure d’asile ordinaire. La même année, plus de 24’500 demandes d’asile ont été déposées en Suisse, soit une augmentation de plus 64% par rapport à l’année précédente selon l’Office fédérale de la statistique (OFS). L’Afghanistan est le pays le plus représenté, suivi de la Turquie et de l’Érythrée.

Parallèlement, la pénurie de main d’œuvre s’accentue en Suisse. Selon l’OFS, au premier trimestre 2023, plus de 126’000 postes restaient vacants. Cette hausse de près de 6% par rapport à l’année précédente touche aussi bien le secteur secondaire que le tertiaire. Une situation que Marco Taddei, responsable romand de l’Union patronale suisse, explique notamment par le départ à la retraite des baby-boomers. «La Suisse manquera d’environ 500’000 membres actifs d’ici à 2030.» L’association faîtière a ainsi mis en place une stratégie en huit points dont l’un souligne l’importance de l’insertion des réfugiés. Marco Taddei recommande aux entreprises de ne pas craindre l’engagement de réfugiés, quitte à se tourner vers des organismes publics ou privés, afin de «recevoir l’aide et les conseils nécessaires».

Les réfugiés se différencient des migrants car ils ne peuvent retourner dans leur pays d’origine sans courir de risque majeur pour leur vie ou leur intégrité́ en raison de leur opinion politique ou de leur appartenance à une minorité́ ethnique. En Suisse, toute personne étrangère séjournant durablement dans un but précis doit disposer d’un permis de séjour. «Au niveau des entreprises, il y a une méconnaissance et une incompréhension concernant ces permis: tous permettent pourtant de travailler», résume Lysiane Papilloud, accompagnante en insertion au secteur migration de l’OSEO Valais, organisme œuvrant à l’insertion socioprofessionnelle.

S’adapter aux différences culturelles

Samuel Solomon, Érythréen de 25 ans qui habite à Delémont (JU), est au bénéfice d’un permis F réfugié. «Je suis arrivé en Suisse en 2015 pour échapper au régime dictatorial érythréen. J’avais des difficultés à comprendre le français et, au début de ma formation, j’ai dû m’habituer aux termes techniques comme le nom du matériel.» Luigi Capobianco, directeur de l’entreprise de peinture éponyme, a surmonté cet obstacle linguistique lors de la formation professionnelle du jeune homme: «J’ai du mal à trouver des gens responsables qui aiment leur métier. Samuel est tout le contraire de ces profils: intéressé et attentif, il m’a donné l’envie de reformer des jeunes.» Le chef d’entreprise lui a ensuite accordé plus de vacances afin qu’il puisse suivre davantage de cours de français: «Il est apprenti, c’est maintenant qu’il faut l’aider. Je fais le maximum pour qu’il puisse s’épanouir et voler de ses propres ailes.»

Pour François Minger, du bureau d’architectes-urbanistes qui a engagé l’afghan Shams Omid, les différences culturelles se gèrent facilement. «Nous avons régulièrement des dîners d’entreprise et nous nous sommes très vite rendu compte que Shams n’est pas un adepte des fondues et du saumon», observe-t-il amusé. Une manière pour l’entrepreneur de dédramatiser la situation en soulignant qu’en étant entouré des bons organismes, les défis du permis, de la langue et de la culture sont surmontables. «On ne se rend pas compte du potentiel, des compétences et de la motivation des réfugiés. Dans les esprits suisses, les mots “travail” et “réfugiés” ne sont peut-être pas encore liés. Pourtant, il faut absolument avoir le courage de les embaucher!»

Faciliter la mise en contact

«Les entreprises s’imaginent souvent que les réfugiés n’arrivent pas à s’adapter ou n’ont pas suffisamment de compétences», déplore Emmanuelle Werner, directrice de Yojoa, association genevoise qui a pour mission d’accélérer l’inclusion professionnelle des jeunes réfugiés. Il y a encore beaucoup de préjugés à déconstruire, mais les bénéfices sont importants: enrichissement au niveau interpersonnel, fierté à tous les niveaux de la hiérarchie, positionnement fort de l’entreprise au niveau de son impact social et apport de compétences diversifiées favorisant la créativité et l’innovation.»

Feven Kiflom, 26 ans, vit à Genève depuis 2014 et possède un permis B. D’origine érythréenne, elle a été accompagnée par Yojoa et travaille aujourd’hui comme assistante comptable et administrative au sein de Civitas Maxima, une ONG suisse travaillant sur les crimes internationaux. Lors du recrutement, ce sont les compétences de la jeune femme qui ont été déterminantes selon le directeur de l’ONG Alain Werner: «Enjouée, positive et compétitive au niveau de sa formation, j’ai embauché Feven car elle était la meilleure candidate pour ce poste.»

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L’appel des milieux patronaux

À quatre mois des élections fédérales, l’UDC a lancé le 4 juillet dernier son «Initiative pour la durabilité» visant à limiter la population suisse à 9,5 millions de personnes à moyen terme et à 10 millions jusqu’en 2050. Mais les milieux patronaux entrent en opposition: les présidents de trois associations faîtières de l’économie – Economiesuisse, l’Union patronale suisse (UPS) et Swiss Textiles – rappellent l’importance de l’immigration. «La migration qualifiée peut permettre de pallier le manque de main d’œuvre, estime Marco Taddei, responsable romand de l’UPS. Le marché du travail doit être ouvert à l’étranger, afin de maintenir la libre circulation des personnes au sein de l’Union européenne. L’initiative de l’UDC aurait des effets catastrophiques en termes de croissance et de prospérité.»

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La jungle des permis de séjour

Pour les réfugiés, différents statuts juridiques existent :

Permis N: Procédure d’asile en cours. Accès limité au marché du travail: interdiction pendant les 3 à 6 premiers mois, puis une autorisation cantonale est requise.

Permis B réfugié: Personne reconnue comme réfugiée et ayant obtenu l’asile. Travail sans restriction.

Permis F réfugié: Personne reconnue comme réfugiée mais à qui l’asile n’a pas été accordé. Travail sans restriction.

Permis F pour étranger: Admission provisoire, prononcée lors du rejet de la demande d’asile mais si l’exécution du renvoi n’est pas licite, pas raisonnablement exigible ou impossible. Travail sans restriction.

Permis S personnes à protéger: Protection collective accordée à un groupe déterminé pour la durée d’une menace grave, comme la guerre. Travail sans restriction mais une autorisation cantonale est nécessaire.

Permis C réfugié: Personne reconnue comme réfugiée qui a obtenu une autorisation d’établissement, après avoir séjourné un certain nombre d’années en Suisse au bénéfice d’un permis B réfugié et rempli des conditions, notamment d’intégration. Travail sans restriction.

*Ces règles s’appliquent également aux stages et apprentissages.

Source : asile.ch