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«Pour les femmes au pouvoir, la richesse n’est pas centrale»

Rencontrée à Berne, la conseillère fédérale Doris Leuthard livre avec franchise ses impressions sur les différences entre hommes et femmes dans l’exercice du pouvoir.

Doris Leuthard a joué le jeu avec sincérité. Il était prévu que la discussion sorte des sentiers battus pour porter essentiellement sur les femmes dans l’exercice du pouvoir. Un sujet que la cheffe du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) connaît particulièrement bien, pour avoir assumé des responsabilités dans des milieux masculins, mais aussi parce qu’elle a vécu de l’intérieur la féminisation du Conseil fédéral.

En quoi les femmes qui occupent de hautes responsabilités gèrent-elles différemment les affaires, par rapport à leurs homologues masculins?

Aujourd’hui, les femmes doivent encore beaucoup se battre et travailler très dur pour obtenir de grandes responsabilités; cela leur apporte un dynamisme supplémentaire. Les femmes s’impliquent beaucoup dans leur fonction. Peut-être que dans trente ans cette différence n’aura plus cours, lorsqu’il sera naturel que les femmes occupent des postes de haut niveau.
D’après mon expérience, les femmes au pouvoir recherchent aussi davantage le travail en équipe. Elles apprécient de s’entourer de personnes compétentes.

Les femmes sont moins individualistes?

Oui, je le pense.

Ce serait leur force dans l’économie et l’administration d’aujourd’hui?

A mon avis, oui, car beaucoup de thèmes sont devenus très complexes. Il faut travailler de manière interdisciplinaire avec des experts, partager plusieurs points de vue. Pour trouver la meilleure solution, il faut être ouvert au travail en groupe.

Des études montrent clairement que, depuis 2008, les entreprises les plus féminisées obtiennent de meilleures performances financières. Pensez-vous que si Lehman Brothers avait été «Lehman Sisters», la crise actuelle aurait pu être évitée? Au fond, s’agit-il avant tout d’une crise d’hommes?

Difficile à dire… C’est un peu spéculatif. Je pense que les valeurs économiques sont également importantes pour les femmes mais que pour elles, la richesse n’est pas forcément centrale. Le travail doit aussi être synonyme de plaisir et avoir du sens. Beaucoup de femmes inscrivent leur action dans une perspective à long terme. Le rapport au risque est aussi un peu différent.

Les femmes sont-elles plus morales?

Je ne dirais pas que les hommes sont immoraux…

D’autres études ont montré que les entreprises gérées par des administratrices étaient statistiquement plus ouvertes aux régulations que les entreprises gérées par des hommes. Est-ce quelque chose que vous avez constaté?

Oui, clairement. Les femmes apprécient davantage de travailler dans un cadre avec des règles, des responsabilités bien déterminées, des délais à tenir, etc.

Est-il difficile pour une femme de diriger des hommes? Quelle est votre propre perception à ce sujet?

Il y a en effet une forme de méfiance préalable à l’égard d’une femme. On va regarder si elle est capable, si elle a vraiment les compétences d’un chef… Dans une première phase, avec de nouveaux collègues ou des équipes qui ne vous connaissent pas, il faut convaincre, mener son team en montrant que l’on sait de quoi on parle, que l’on connaît ses dossiers. Ensuite vient la reconnaissance.

Dans les sommets internationaux ou lors d’échanges politiques avec d’autres chefs d’Etat, le fait d’être une femme est-il plutôt un atout ou un inconvénient?

A mon avis, c’est un atout car les femmes sont rares dans les conférences internationales et, du coup, nos interlocuteurs nous connaissent assez vite. Cela permet d’établir des contacts rapides et aide donc à défendre les intérêts de la Suisse au niveau politique. Mais il ne faut pas être timide!
Il y a certes toujours des préjugés avec lesquels une femme doit composer. Les femmes sont parfois vues comme des «femmes quotas», ou alors des femmes très dures, telles que Mme Merkel ou Mme Thatcher, ou encore comme des femmes ayant profité d’un entourage favorable ou de la richesse familiale

Est-ce que le fait d’être une femme vous a parfois desservie? Avez-vous subi des remarques machistes?

Jamais de façon directe.

Après les révélations en France sur l’affaire Strauss Kahn, beaucoup de femmes politiques ont raconté que les hommes politiques se comportaient de manière sexiste, avec des remarques systématiques sur l’habillement par exemple. Avez-vous expérimenté ce type de remarques durant votre carrière?

Des petites phrases sur les vêtements, c’est très fréquent. Mais en Suisse, c’est dit de façon plutôt gentille ou charmante. Naturellement, la limite à ne pas dépasser est toujours assez ténue…

Il y aurait donc une forme de retenue de nos politiques, pour ne pas céder au machisme…

Oui, le respect est là. Mais dans mon cas, il faut préciser que la plupart des gens à Berne me connaissent depuis longtemps! La situation est probablement différente lorsqu’une femme totalement inconnue accède à de hautes responsabilités dans un milieu d’hommes.

Vous avez pu vivre la féminisation du Conseil fédéral de l’intérieur. Y a-t-il eu des changements marquants dans son fonctionnement dont vous pouvez témoigner?

Ce que je peux dire, c’est que toutes mes collègues femmes travaillent très dur. Elles s’impliquent à fond dans leurs dossiers.

Vous sous-entendez que les hommes travaillent moins dur… Il y aurait une plus grande dévotion des femmes par rapport à leur mission?

C’est un fait. Je crois que les femmes qui occupent ce type de postes sont habituées à travailler très dur car elles ont dû se battre davantage pour y arriver. On veut être respectées, on veut convaincre par notre travail.
Un fait demeure agaçant: lorsque deux femmes ont des avis divergents, on dit tout de suite, avec un certain mépris, qu’elles se crêpent le chignon. Lorsque mes collègues hommes sont dans la même situation, on dit qu’ils débattent…

Vous avez fait référence à la notion de quota, c’est un sujet qui fait débat en ce moment. Les femmes PLR suisses se sont prononcées pour des quotas de femmes, aussi bien dans l’administration que dans les conseils d’administration des entreprises privées. Quelle est votre position à ce sujet?

Quand j’étais au Département de l’économie, j’ai lancé un programme appelé PotentiELLE, pour favoriser un entreprenariat plus féminin. ça n’a pas trop mal fonctionné, mais la crise de 2008-2009 a déplacé les priorités. Je n’ai jamais été une fanatique des quotas parce que, moi-même, je ne voudrais surtout pas être une «femme quota». D’un autre côté, il faut admettre que la situation des femmes peine à évoluer.

Puisque vous êtes opposée aux quotas, seriez-vous favorable à des mesures incitatives, par exemple en abaissant les charges sociales pour des postes à responsabilité? Cette forme de discrimination positive a été mise en place dans certains pays anglo-saxons.

Ce sont en effet de bonnes idées. En Suisse, nous avons mis en place certaines mesures pour les employés fédéraux: les coûts pour l’accueil extra-familial des enfants peuvent être pris en charge jusqu’à 50% par la Confédération. Ou si votre enfant est malade, vous pouvez rentrez à la maison pour prendre les mesures nécessaires. En Suisse, beaucoup de femmes dirigeantes aimeraient avoir des enfants mais elles se sentent insuffisamment soutenues. Les infrastructures manquent et cela reste un handicap. Mais il faut dire aussi que les femmes n’ont pas toujours suffisamment de courage pour se dire: oui j’aimerais faire une carrière, oui je vais me présenter pour ce poste.

Dans votre trajectoire personnelle, le fait de ne pas avoir eu d’enfant a-t-il été déterminant?

Je n’en suis pas sûre. Il reste possible de travailler et d’avoir des enfants. Cela est plus dur, mais c’est possible.

Dans votre cas, était-ce un choix?

Je n’ai pas vraiment eu le choix, disons que c’était mon destin.

Par rapport à la discrimination positive, comment fonctionne le DETEC? Est-ce que vous appliquez ce principe lors des recrutements?

Quand je suis arrivée au DETEC, qui est un département très technique, l’environnement était encore extrêmement masculin. Dans les différents offices, il n’y avait pratiquement aucune femme aux postes de haut niveau. J’en ai parlé avec mes directeurs en expliquant que cette situation devait évoluer. Parmi les objectifs annuels que je fixe, j’ai des attentes précises dans ce domaine. Tous les collaborateurs le savent et ils doivent tenir compte de cet élément.

Comment définissez-vous ces objectifs? Fixez-vous des buts chiffrés ou demandez-vous simplement que davantage de femmes soient recrutées?

Oui, les objectifs sont chiffrés, mais à la différence des quotas, il est possible que les buts ne soient pas atteints, ce qu’il faut alors justifier.

En Suisse, les jeunes femmes s’intéressent très peu aux parcours universitaires dans les branches scientifiques. Ce n’est pas le cas dans tous les pays. En Irlande, par exemple, davantage de femmes que d’hommes étudient l’informatique. Aux Etats-Unis, de plus en plus de femmes se tournent vers l’économie ou les sciences. Chez nous, la situation semble bloquée, avec une infime minorité de femmes ingénieurs…

Effectivement, la majorité des femmes suisses semble un peu rebutée par les technologies. Peut-être trouvent-elles ces filières trop peu féminines? C’est vraiment dommage car il s’agit de professions avec un avenir fantastique et où les emplois à mi-temps sont possibles.
Heureusement, la situation est en train d’évoluer avec l’émergence des questions environnementales. Dans ce domaine, je constate un intérêt particulier des femmes. La perspective de pouvoir améliorer le monde, cela pourrait être une manière de modifier le regard des femmes vis-à-vis des sciences.
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Collaboration: Gabriel Sigrist

Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 5 / 2012)