KAPITAL

Crise financière: la leçon de prudence islandaise

Il y a quatre ans, l’Islande s’engloutissait dans son rêve démesuré de devenir un pôle financier international. Aujourd’hui, le petit pays de l’Atlantique Nord cherche à tirer les leçons éthiques de sa faillite. Reportage.

La chute de l’Islande a été aussi brutale que son ascension. En 2007, un classement plaçait les insulaires au rang d’êtres humains les plus heureux de notre planète, portés par une économie en pleine croissance.

Un an plus tard, l’effondrement des banques islandaises, dans le sillage de la faillite de Lehman Brothers, provoquait une baisse durable de 30% du pouvoir d’achat, des licenciements de masse, l’exode de 30’000 citoyens et une profonde crise de confiance envers les élites du pays. «Avant que la bulle financière n’éclate, il soufflait un véritable vent de folie en Islande, se rappelle Salvör Nordal, présidente du Conseil constitutionnel. On se serait cru en pleine ruée vers l’or, tant la frénésie d’achats était forte. Face à cet aveuglement, le krach s’est presque accompagné d’un sentiment de soulagement.»

Aujourd’hui, le qualificatif «2007» est entré dans la langue islandaise pour désigner toute expression de folie des grandeurs. Le symbole de cette période de crédit bon marché se détache ostensiblement dans le port de Reykjavik: le Harpa, «tellement 2007», immense salle de spectacles en verre, une construction démesurée pour cette île de 320’000 habitants seulement. Le bâtiment a été érigé à l’initiative de l’un de ces «Vikings de la finance» aujourd’hui ruinés ou exilés, Björgolfur Gudmundsson, ex-propriétaire de la banque Landsbanki et du club de football londonien de West Ham.

A l’époque, le gouvernement islandais croyait toucher à son but: faire de l’Islande un centre de la finance internationale, «un nouveau Luxembourg», voire une «nouvelle Suisse». En 2008, les trois plus grands établissements bancaires de l’île (Kaupthing, Glitnir et Landsbanki) détenaient des avoirs représentant 9 fois le PIB islandais.

«Nous étions pourtant très mal équipés pour devenir un hub financier, explique Gylfi Magnússon, ex-ministre de l’Economie du gouvernement d’après-crise. Contrairement à la Suisse, nous ne disposions pas d’une culture bancaire solide et notre système monétaire était très faible.» A la fin des années 1990, l’économie islandaise, reposant traditionnellement sur la pêche, ne comptait que quelques banques publiques de dépôt. Mais leur privatisation au tournant du siècle — sous l’impulsion du premier ministre David Oddson et de son successeur Geir Haarde — a lancé le coup d’envoi d’une spirale incontrôlable.

Pour nourrir leur croissance, les établissements islandais se sont révélés particulièrement friands du «carry trade», une pratique spéculative consistant à emprunter massivement en devises étrangères — surtout des francs suisses et des yens — pour effectuer des placements en couronne islandaise, offrant des taux d’intérêt plus élevés. Autre méthode d’attraction rapide de capitaux étrangers: les taux d’intérêt mirobolants proposés par la structure de comptes en ligne Icesave, une branche de Landsbanki présente au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.

«Jusqu’en 2007, tout l’édifice financier semblait merveilleux et les banques généraient des profits énormes», poursuit Gylfi Magnússon. Mais la croissance reposait sur un numéro d’équilibriste susceptible de voler en éclats au premier vent contraire, car la banque centrale islandaise disposait de très peu de réserves de devises étrangères. La seule Icesave comptait, par exemple, 340’000 clients étrangers (dont l’Université de Cambridge et la police de Londres), soit plus que le nombre de citoyens de l’île, censée venir à son secours en dernier ressort.

Cela n’a pas empêché l’autorité centrale de prendre les décisions les plus téméraires de dérégulation pour favoriser l’éclosion du secteur financier islandais: diminution du niveau des fonds propres exigé de la part des banques, augmentation des taux d’intérêt, baisse de la taxe sur la valeur ajoutée et de l’impôt sur le revenu, relâchement de la réglementation sur les prêts hypothécaires.

Dénoncée dès 2006 par la Danske Bank dans un rapport sur l’«économie geyser» islandaise, la surévaluation de la couronne est alors niée par la commande de contre-expertises rassurantes. «Les ménages islandais prenaient d’énormes risques de change pour investir dans l’immobilier, relève Gylfi Magnússon. Cela a marché jusqu’à ce que la couronne s’effondre.» Silla Sigurgeirsdóttir, maîtresse de conférences à l’Université d’Islande, rappelle le mot d’ordre de l’époque, subordonnant la politique à la finance: «Ce qui était dans l’intérêt des banques était dans l’intérêt du public. Les Islandais découvraient avec émerveillement les possibilités de crédit offertes par les banques privées.»

Lorsque la crise éclate en octobre 2008, le pays est dans l’incapacité de rembourser les clients étrangers de ses banques «too big to save». Effarés par l’ampleur de leur exposition à la crise, les Islandais manifestent avec une fureur jamais vue et provoquent des bouleversements en chaîne: chute du gouvernement du Parti de l’indépendance (droite), arrivée au pouvoir d’une coalition de centre-gauche, dépôt d’une demande d’adhésion à l’Union européenne, élection d’un comique à la mairie de Reykjavik, projet de refonte d’une Constitution plus transparente. Une commission spéciale d’investigation sur la crise livre des conclusions accablantes en 2010 quant à la «négligence extrême» des politiciens, banquiers et régulateurs. En avril dernier, l’ancien premier ministre Geir Haarde a été reconnu coupable de ne pas avoir convoqué de réunion ministérielle alors que le krach semblait inévitable.

Népotisme et clientélisme

«La crise a révélé au grand jour la relation incestueuse entre les responsables politiques, les entreprises et les dirigeants des institutions financières, explique Silla Sigurgeirsdóttir. Leur interconnexion et les participations croisées ont provoqué un effet domino qui a conduit à la chute de toute l’économie.» Les propriétaires des plus grandes holdings islandaises figuraient également parmi les principaux actionnai­res des banques, auprès desquelles ils s’accordaient des emprunts généreux. Le procédé permettait du même coup d’alimenter artificiellement le cours des actions des établissements bancaires et d’attirer de nouveaux capitaux, nourrissant la bulle financière.

«Le népotisme et le clientélisme imprègnent notre petite société, poursuit la politologue. Les banques finançaient les partis, les campagnes politiques et l’université. Le premier ministre recevait les responsables financiers dans sa résidence privée, ce qui serait inimaginable chez nos voisins.» Critiquer les banques signifiait alors prendre des risques professionnels dans cette société offrant peu de débouchés: «Il est très difficile de se débarrasser d’une étiquette lorsque tout le monde se connaît.» La complaisance était également nourrie par un sentiment de fierté des Islandais de voir leur petit pays se transformer en acteur financier global: «Cette croyance en notre supériorité nous a aveuglés et a causé notre perte, estime Salvör Nordal. Nous devons être réalistes, nous sommes et resterons un petit pays.»

«Les banquiers pensaient être des génies, alors qu’ils étaient seulement chanceux. Mais leur sentiment était compréhensible, car pendant un moment, tout ce qu’ils touchaient semblait se transformer en or», explique Gylfi Magnússon. Pour l’économiste, la crise islandaise invite à plus de prudence et de lucidité: «Elle sert d’avertissement lorsque tous les indicateurs sont au vert. Si les choses ont l’air trop belles pour être vraies, alors il y a sans doute quelque chose de faux dans la conduite des affaires. L’Islande a fait les mêmes erreurs que d’autres pays touchés par la crise bancaire, mais à une échelle bien plus large.» Devant l’échec de l’autorégulation, le pays a pris des mesures législatives pour assurer davantage d’encadrement des activités financières: «Par exemple, il est désormais impossible de prêter des devises étrangères à des emprunteurs domestiques non couverts contre les risques dont les revenus sont en couronnes.»

Ayant abandonné ses rêves de grandeur, le secteur financier islandais a été réduit à sa part congrue. «Il est aujourd’hui principalement orienté sur le marché domestique et ne tente plus d’attirer massivement des clients étrangers», précise Gylfi Magnússon.

Vu l’ampleur du désastre finan­cier, le pays s’est remis sur les rails de façon étonnamment rapide: «Il y a des signaux macroéconomiques clairs de reprise, avec une croissance prévue à 2,5% cette année. Le chômage a diminué à 6%, contre 10% au plus fort de la crise», souligne Gylfi Magnússon, qui y voit la conjonction de plusieurs facteurs: «Contrairement à la Grèce, qui fait face à des problèmes chroniques de rentrées fiscales, les finances gouvernementales islandaises ont toujours été solides. Et à l’inverse de l’Irlande, également frappée par un endettement bancaire massif, l’Islande n’a pas dû intégrer les pertes des établissements financiers dans le budget de l’Etat.» Une nécessité plus qu’un choix: «Nous n’avions tout simplement pas les ressources financières pour sauver les banques.»

Retour aux fondamentaux

Les Islandais sont surtout revenus à leurs fondamentaux: les secteurs traditionnels d’exportation, comme la pêche, l’extraction minière ou le tourisme, ont bénéficié de la chute de la couronne. «C’est une autre leçon: même si un pays traverse une destruction monumentale de ses actifs financiers, l’économie réelle peut tenir le coup et porter la reprise.»

Pour Silla Sigurgeirsdóttir, la crise islandaise a valeur d’exemple, car elle constitue un véritable laboratoire microscopique des risques de corruption qui prennent place dans les économies ouvertes modernes. «Le danger des connexions trop étroites entre politiciens et milieux des affaires est présent partout dans le monde, mais difficile à retracer. En revanche, il est si évident en Islande que cela en devient un cas d’école digne d’un manuel d’éthique.» Les conflits d’intérêts semblent inhérents à une population aussi petite, et c’est bien sur le plan éthique que le pays a failli, note Hrund Gunnsteinsdóttir de Krád Consulting à Reykjavik: «Il ne suffit pas d’évoquer cette notion sur le papier, il faut l’incarner. Avant la crise, j’ai appelé un banquier pour connaître les possibilités d’investissement éthique. Il m’a ri au nez sur un ton très paternaliste. Cela donne une idée de l’état d’esprit de l’époque.»

La leçon de prudence et de bon sens islandaise saura-t-elle être retenue sur le long terme? Gylfi Magnússon, redevenu professeur d’économie, observe déjà un changement d’esprit chez les étudiants en finance: «Avant la crise, ils se montraient très peu critiques des mécanismes du marché. Ils étaient trop occupés à tenter de rejoindre rapidement un poste dans une des banques en pleine croissance. Maintenant, ils sont beaucoup plus curieux et nous discutons abondamment des leçons à tirer de cette crise.»

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Chronologie

Septembre 2008: Crise financière mondiale, suite à la faillite de Lehman Brothers.

29 septembre 2008: Le gouvernement annonce une prise de contrôle à 75% de la troisième banque du pays, Glitnir.

6 octobre 2008: Les autorités offrent une garantie illimitée pour tous les dépôts bancaires domestiques.

7 octobre 2008: Nationalisation de Landsbanki et Glitnir, deuxième et troisième banques du pays.

8 octobre 2008: Le Royaume-Uni utilise sa législation antiterroriste pour geler les dépôts britanniques de Icesave, une branche de la banque Landsbanki.

9 octobre 2008: Nationalisation de Kaupthing, première banque islandaise.

24 octobre 2008: L’Islande demande une aide de 2 milliards de dollars au FMI pour secourir son économie.

20 janvier 2009: Heurts avec la police lors des manifestations organisées depuis octobre devant le parlement et le siège du gouvernement.

26 janvier 2009: Le gouvernement de centre droit de Geir Haarde démissionne.

25 avril 2009: Les élections portent au pouvoir une coalition de centre gauche.

16 juillet 2009: L’Islande dépose une demande d’adhésion à l’Union européenne.

27 juillet 2010: Ouverture des négociations d’adhésion de l’Islande à l’Union européenne.

29 juillet 2011: Présentation d’un projet de nouvelle Constitution.

5 septembre 2011: L’ancien premier ministre Geir Haarde comparaît en justice pour négligences dans la gestion de la crise ayant mené à la faillite du pays.

Fin 2011: Le pays a renoué avec la croissance, à 3,1% en 2011.

17 février 2012: L’agence de notation Fitch relève la note de l’Islande, considérée comme un emprunteur fiable.

22 février 2012: L’ancien directeur et l’ancien président de la banque Kaupthing sont mis en examen pour fraude et manipulation du marché.

23 avril 2012: L’ex-premier ministre, Geir Haarde, n’est reconnu coupable que d’un chef d’accusation: ne pas avoir convoqué de réunion ministérielle à temps lors de la crise. Il ne sera pas sanctionné.

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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 3 / 2012).