CULTURE

«Je me suis construit à travers mes erreurs»

Parti de rien à Lausanne, Sébastian Strappazzon s’est imposé dans la mode à travers le «streetwear». À 43 ans, sa reconnaissance avec la marque Avnier aux côtés d’Orelsan est internationale.

Sollicité de toutes parts pour des collaborations, Sébastian Strappazzon est aujourd’hui à la tête d’un empire stylistique pointu. La marque Avnier, qu’il a créée avec le rappeur français Orelsan, jouit d’un rayonnement international et il a signé l’an dernier une collection de vêtements pour Migros Vaud au succès retentissant. Pourtant, rien ne prédestinait cet ancien ouvrier du bâtiment à une telle aventure. Rencontre avec un homme qui a tout appris par la force de sa volonté.

Comment est née la marque Avnier ?

Sébastian Strappazzon : Avec Orelsan, nous sommes devenus très amis depuis notre rencontre en 2009. Quand je lui ai proposé une collaboration Orelsan x Alias One, ma première marque, il m’a répondu : « Non, on fait une marque tous les deux, c’est plus fun. » En 2014, Avnier voyait le jour. Avnier, c’est la contraction d’avant-dernier. On trouvait drôle ce classement tellement ingrat ! Nous avons confié la création de notre logo au graphiste lausannois Philippe Cuendet (voir son interview dans le Lausanner 06, ndlr) qui travaille aujourd’hui pour la ligne Jordan de Nike, à Portland, dans l’Oregon.. Nous le souhaitions simple et cérébral, brutal et intemporel. C’est le logo que les gens connaissent aujourd’hui. Depuis deux ans, nous travaillons sur un positionnement en tant qu’équipementier des métiers de l’audiovisuel, un univers dans lequel nous baignons. Pour investiguer la réflexion sur le design, nous demandons à des techniciens et des artistes comme Quentin Dupieux (Mr Oizo, ndlr) quels sont leurs besoins sur un tournage. Les premiers produits arriveront en fin d’année 2023. Notre idée, c’est de devenir le Patagonia de l’audiovisuel.

Comment avez-vous rencontré Orelsan ?

Un jour, un pote m’a fait découvrir l’une de ses chansons sur internet. C’était totalement hors code. J’ai instantanément eu envie de le voir porter mes tee-shirts. Après quelques tentatives pour entrer en contact, une personne de son entourage lui a transmis quelques-unes de mes pièces. Une semaine plus tard, la maison de disques m’appelait pour me dire : «Regarde Canal+ ce soir, il y aura une petite surprise pour toi.» Orelsan portait un tee-shirt Alias One sur le plateau du Grand Journal. Je frissonnais. Ensuite, après une journée de promo à Lausanne, son producteur Ablaye m’a invité à rejoindre toute l’équipe à l’hôtel. Ils portaient tous du Alias One ! On a immédiatement eu un feeling incroyable avec Orel. On s’est revus chaque fois qu’il venait en Suisse.

Von Dutch, Saint James, Salomon et tant d’autres : Avnier a fait des collaborations sa spécialité.

Les collaborations, c’est simple grâce à la notoriété d’Orel. Nous recevons énormément de propositions de marques. Mon flair m’incite toujours à faire autrement que les autres. Il y a plus de dix ans, quand tout le monde portrait du Nike, je portais du Salomon. Aujourd’hui, Salomon est l’une des marques les plus hypes. Cette collaboration nous a ouvert les portes à l’international.

Quelle importance a Lausanne dans votre parcours ?

Lausanne, c’est le point de départ. Beaucoup de gens très talentueux m’ont inspiré dans cette ville, comme Philippe Cuendet, que j’admire, Basile Amacher, le patron du magasin 242 spécialisé en skates et Maxime Plescia-Büchi, fondateur des studios de tatouage et du magazine Sang Bleu, qui collabore avec des marques comme Hublot. Ce sont des locomotives pour moi. Et à Lausanne, on a tout à portée de main, ce qui rend possible une histoire comme la mienne.

Vous considérez-vous comme un autodidacte ?

Je bricole depuis que je suis gamin. Quand j’ai eu envie de faire des tee-shirts, je ne savais pas comment m’y prendre, alors je me suis renseigné pour apprendre. On m’a aiguillé, souvent sur de fausses pistes. J’ai fait mes expériences. Quand j’ai sorti mon premier vrai tee-shirt, j’ai ressenti la fierté d’avoir maîtrisé un produit de A à Z.

Tout a commencé avec la découverte du BMX…

Oui. Dans le quartier italien où j’ai grandi à Delémont, j’étais le petit blondinet, on ne me respectait pas. Sans aucune notion de charisme, je voyais bien que certains dégageaient quelque chose que je n’avais pas. Je rêvais de devenir cascadeur. Un jour, j’ai découvert un BMX dans la cave de la dame qui s’occupait de moi. Je suis entré dans le regard des gens en faisant des dérapages et j’ai eu cette soif d’exister. Quand j’avais 10 ans, nous avons déménagé à Lausanne, à l’avenue de Beaulieu 25. Le BMX ne m’avait pas suivi… Là, rebelote, j’étais de nouveau le petit blondinet, entouré de gens charismatiques qui «breakaient» ou jouaient au foot.

Où vous a mené votre quête de reconnaissance?

Quand nous avons déménagé à Morges trois ans plus tard, je me suis relancé dans le BMX en intégrant le Bicross Club d’Échichens où j’avais dû m’inscrire pour acheter le BMX que ma mère avait repéré. Je n’avais pas encore appris à m’imposer, mais j’ai senti la rage monter en moi. Je me suis entraîné tous les jours pour devenir le numéro un du club et vice-champion suisse. À partir de là, tout le monde m’a respecté. Grâce au BMX, je suis parti à New York à 17 ans, ce qui a contribué à créer ma culture.

Ressentez-vous toujours cette rage aujourd’hui?

Les compliments ont tendance à m’endormir. En revanche, quand on émet des doutes sur ce que je fais, quelque chose se met à bouillir en moi pour prouver que j’ai raison. Je n’ai jamais rien fait parce que c’était la mode, je ne cherchais pas à être quelqu’un de cool. Quand j’écoutais du rap à 15 ans, c’est parce que tout le monde écoutait du rock.

Adolescent, que vouliez-vous devenir?

Je n’ai pas fait d’études, mais à 16 ans, je dessinais tout le temps des tee-shirts et des flyers pour des potes qui organisaient des soirées. Je voulais devenir graphiste, alors ma conseillère d’orientation professionnelle m’a dirigé vers un apprentissage de plâtrier peintre. L’arnaque! Je mettais tout mon maigre salaire d’apprenti dans la confection de tee-shirts sérigraphiés. Les tee-shirts, c’est ce qui coûte le moins cher à produire.

Comment est née votre marque Alias One en 1999?

Elle est née après beaucoup d’allers-retours avec mon sérigraphe à Morges! J’ai dû apprendre ce que numériser et vectoriser signifiaient pour créer un fichier imprimable. Puis le gérant de la boutique Kings, qui était un magasin de hip-hop à Lausanne, m’a proposé de vendre mes tee-shirts. J’en faisais une vingtaine pour 200 francs, qu’il m’achetait pour 400 francs. Le déclic a eu lieu. Dans la rue, je commençais à croiser des gars que je ne connaissais pas qui portaient mes créations.

Quelle a été l’étape suivante?

À 21 ans, je suis allé voir une connaissance, que la rumeur disait milliardaire. En réalité, il avait 6000 francs sur son compte. Il les a investis dans Alias One à condition d’être associé à 50%. Nous étions très complémentaires: j’étais le créatif, il gérait les comptes.

Comment avez-vous amplifié la notoriété de la marque?

Je pratiquais le seeding, qui consiste à faire porter des vêtements à des personnes stratégiques. On les appelle aujourd’hui les influenceurs. Yves Enderli, le créateur de la marque lausannoise All Access, avait donné mes pulls à Shurik’n du groupe marseillais IAM, l’une des plus grosses stars à l’époque ! J’ai commencé à habiller des gens hors Lausanne, dont Ekoué de La Rumeur et Casey, l’une des plus grandes plumes du rap français. De passage à Lausanne, les rappeurs français venaient nous voir dans notre studio situé au chemin de Boston. C’est là que je dessinais et stockais mes vêtements, nous y faisions également des mixtapes.

Vous avez ensuite découvert le monde de l’art.

C’était la découverte d’un univers apaisé, moins hostile que le rap. J’ai ressenti l’envie d’orienter ma marque dans cette direction et nous avons collaboré avec Thomas Koenig, Louisa Gagliardi et Maxime Plescia-Büchi. Alias One a commencé sa mue vers une philosophie « amour dans ta rue », mais au passage, j’ai perdu tous mes clients. Il a fallu recommencer à zéro dans notre propre boutique Délicieux, qui était située dans l’escalier du Grand-Pont de 2004 à 2014.

Quelles leçons tirez-vous de votre parcours?

Aujourd’hui, je peux parler de mes succès, mais en réalité, c’est à travers les erreurs que je me suis construit. Les mauvais investissements, les mauvais calculs, les beaux parleurs qui te carottent, ça forge !

_______

BIO EXPRESS

1980 Naissance dans le Jura

1990 Déménagement à Lausanne

1993 Déménagement à Morges, à une dizaine de minutes en train de Lausanne

1994 Inscription au Bicross Club Échichens

1996 Apprentissage de plâtrier peintre à Lausanne

1999 Création de sa première marque Alias One

2009 Rencontre avec Orelsan

2014 Création de la marque Avnier

2022 Collaboration Migros Vaud x Strappazzon

_______

Les adresses de Sébastian Strappazzon

242 (avenue de Beaulieu 15, Lausanne): «J’aime beaucoup cette boutique. Son fondateur, Basile Amacher, est un pote d’enfance qui vient de Morges. Il a été l’un des premiers à vendre ma marque Alias One.»

MEMORIES STORE (rue de Genève 21, Lausanne): «C’est la nouvelle génération du streetwear. Ils viennent de déménager de la Riponne au Flon. Ils ont la niaque et je trouve important d’en parler.»

Mauro Traiteur (rue de l’Ancienne-Douane 4, Lausanne): «Je ne fréquente pas trop les bars, mais je ne manque jamais de faire un crochet chez le traiteur italien Mauro. Il a un grand choix et, surtout, c’est bon!»

_______

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 11).