GLOCAL

Printemps arabe et nouvelle dimension médiatique

L’extraordinaire explosion de la jeunesse arabe annonce des temps nouveaux. Mais la démocratie sera malheureusement difficile à conquérir. Analyse.

Chaque fois que le monde a pris un coup de vieux, ce fut pour faire place à une nouvelle manière d’être que les historiens à quelques exceptions près considèrent comme un progrès. Le printemps arabe déclenché en plein hiver par le geste désespéré d’un jeune Tunisien ne fait pas exception à la règle. Nous sommes bien en train de vivre un tournant historique et non, comme l’ont laissé entendre certains commentateurs, une resucée du glorieux mais désastreux printemps des peuples européens du milieu du XIXe siècle.

Car question nationalisme, les Arabes ont déjà donné. La preuve? Le découpage abracadabrantesque de leurs Etats et le tracé machiavélique de leurs frontières directement issus (en Jordanie, en Libye, en Irak, etc.) du cerveau pervers de quelque ancien colonisateur. Ce nationalisme arabe s’est épanoui (souvent mâtiné de marxisme) dans les années d’après-guerre. Au fil des années et des échecs politiques face à Israël, il a ouvert un boulevard à la paralysie, puis à la sclérose d’institutions jamais vraiment parvenues à maturité.

Les flots de capitaux dégagés par la rente pétrolière, accaparés par des colonels ou des roitelets autocrates, leur ont permis de mâter leurs peuples plutôt que leur ennemi en instaurant des Etats policiers apparemment inébranlables. Ainsi, malgré leurs belliqueux discours, les Saoudiens, qui occupent militairement Bahreïn depuis quelques jours, n’ont jamais envoyé un homme contre Israël.

Ils n’avaient, fort heureusement, pas prévu l’incroyable révolution médiatique que nous vivons depuis une vingtaine d’années. Une révolution qui, d’internet à Al Jazeera en passant par Facebook et Twitter, a rendu caduques les frontières face au déluge d’informations qui les submerge en permanence. Petit à petit, des jeunesses sous-scolarisées ont appris à penser par elles-mêmes. Comparant leur situation à celle des autres continents, elles en sont arrivées à mettre un orteil puis tout le pied dans l’univers culturel de la mondialité. Bienvenue au club!

Pour le moment, c’est là, dans cette accession à la mondialité, que se situe la grande avancée du printemps arabe. Ce n’est pas rien. L’ampleur du mouvement de contestation, du Maroc au Yémen, prouve malgré son hétérogénéité que l’espace arabe est un ensemble compact tant par la langue et la religion que par la continuité géographique. On avait eu tendance à l’oublier depuis quelques décennies en jouant sur d’artificielles spécificités étatiques — comme par exemple l’arriération saoudienne opposée à la modernité tunisienne — qui étaient de toute manière gommées par le poids de régimes dictatoriaux communs à tous, qu’ils soient républicains ou monarchistes.

Est-ce à dire que cette contestation va obligatoirement déboucher sur une réelle et rapide démocratisation de ces pays? Il est encore tôt pour esquisser une réponse, mais la prudence est de mise. Ces peuples sont tous caractérisés par l’extrême jeunesse de leurs populations. Or ce n’est pas leur faire un procès d’intention que de constater que ces jeunes sont ignorants, peu formés, immatures.

Entre hurler «Ben Ali dégage!» et exprimer des revendications claires sur la forme de société que l’on désire, il y a une marge que l’on ne peut franchir en quelques semaines. Le concept même de démocratie n’est pas facile à définir quand il se heurte à une tradition religieuse rétrograde, obscurantiste et multiséculaire. (Parenthèse: souvenons-nous qu’en Suisse, après la victoire radicale de 1848, il a fallu plus d’un demi-siècle pour intégrer les cantons catholiques dans le jeu démocratique).

Même sans une forte pression religieuse, la démocratisation de sociétés anciennement soumises à des dictatures ne va pas de soi. Après la chute du communisme, l’Europe de l’Est semblait enfin appelée à un avenir radieusement démocratique, libéral et capitaliste. Vingt ans ont passé, quelques margoulins sont parvenus à se construire des fortunes colossales, mais le petit peuple est à la peine, trop souvent contraint de regretter le passé. (En Roumanie, selon un sondage publié il y a quelques semaines, 61% de la population regrette l’ère Ceauşescu!).

On le sait, les comparaisons historiques sont très aléatoires dès que l’on aborde un tournant important. Aujourd’hui, si le printemps arabe peut donner de l’espoir à des millions de manifestants, c’est parce que les moyens de communications ont changé: ils se sont changés eux-mêmes en se développant et en se modernisant à toute allure avec l’avènement d’internet. Ils ont changé leurs utilisateurs en mondialisant le discours culturel et le discours politique. L’émergence d’un Obama à la tête de l’Etat américain n’y est certainement pas pour rien.

Le combat antiautoritaire ne peut faire de mal à personne, si ce n’est aux dictateurs et à leurs sbires. En cela, les jeunes Arabes ne sont pas seuls. On a vu frémir l’Iran des ayatollahs. On a entendu le bruit feutré des promeneurs du dimanche dans les grandes villes chinoises. Tout cela est de bon augure.