LATITUDES

«La Nasa projette de se poser sur un astéroïde»

En 2011, les navettes spatiales américaines prendront leur retraite, après 30 ans de carrière. L’astronaute suisse Claude Nicollier a voyagé quatre fois dans l’espace à bord de ces véhicules. Il explique les conséquences de ce retrait pour la conquête spatiale.

«L’espace est un monde extraordinaire, le monde de la beauté et du silence.» Dans son bureau de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Claude Nicollier raconte avec plaisir ses épopées spatiales. Entre 1992 et 1999, l’astronaute de l’Agence spatiale européenne (ESA) a voyagé à bord de quatre des cinq navettes américaines: Atlantis (1992), Endeavour (1993), Columbia (1996) et Discovery (1999). L’astrophysicien suisse de 66 ans revient sur ces expéditions «uniques» et sur les conséquences du retrait des navettes américaines.

La flotte de navettes spatiales américaines prendra sa retraite en 2011. Pourquoi la Nasa a-t-elle pris cette décision?

L’accident de Columbia, qui s’est désintégrée lors de son entrée dans l’atmosphère en 2003, a accéléré leur retrait. Mais la décision est essentiellement motivée par le coût d’utilisation de ces appareils. Dans les années 1970, lorsqu’il fut décidé de construire une navette qui soit réutilisable, l’un des objectifs était de réduire les coûts des vols spatiaux. Mais cet objectif n’a jamais été atteint. Les frais opérationnels et de maintenance se sont avérés beaucoup plus lourds qu’initialement prévu, avec un coût par mission avoisinant le demi-milliard de dollars. Financièrement, ce montant étrangle la Nasa qui ne peut pas tout faire en même temps. Pour se consacrer à d’autres objectifs, l’abandon du programme est nécessaire.

Les vols ont pourtant repris après l’accident de Columbia. Pourquoi ne pas avoir retiré les navettes juste après?

La station spatiale internationale (ISS) n’était pas encore achevée et il fallait la finir. Or, les navettes américaines sont les seules à pouvoir effectuer ce travail. Sans elles, l’ISS n’aurait jamais vu le jour. Les vols ont donc repris et, grâce à eux, la station a été achevée en 2010, ce qui constitue un véritable exploit. Des missions ont par ailleurs été réalisées en 2004 et 2009 pour maximiser la durée de vie du satellite Hubble. Les navettes vont encore faire trois vols d’ici au mois de juin 2011, afin d’apporter à la station le plus de matériel de rechange possible.

Dès juin 2011, l’Amérique ne disposera plus de moyen de transport vers l’espace et laissera le monopole du voyage habité aux Russes. N’est-ce pas problématique?

Il existe des accords entre Russes, Américains et Européens pour assurer le transport des astronautes vers l’ISS. A ce niveau, il ne devrait pas y avoir de problèmes, comme l’a montré la période durant laquelle les navettes américaines étaient clouées au sol suite à l’accident de Columbia (2003 à 2005). Les Russes ont assuré le transport des astronautes vers l’ISS pendant ces deux années grâce à la capsule Soyouz. Cela n’a posé aucun souci.
En revanche, il risque d’y avoir un problème en ce qui concerne le transport de matériel. A chaque voyage, les navettes américaines transportent 10 à 15 tonnes de fret et un équipage de sept personnes. C’est un luxe que nous n’aurons plus. Par comparaison, Progress (un véhicule russe de ravitaillement de l’ISS, ndlr) ne transporte que 2,5 tonnes par mission, l’ATV (son homologue européen) emporte 7,5 tonnes et l’HTV japonais 6 tonnes. On reste loin des prouesses de la navette, qui en plus du fret emporte un équipage. Avec sa mise à la retraite, la station spatiale internationale se trouve fragilisée.

Et Hubble est condamné…

Oui. Deux des composants du télescope vieillissent mal: les gyroscopes, qui permettent d’orienter Hubble et les batteries, qu’il faut changer au bout d’un certain temps — comme dans une voiture électrique ou un téléphone. La navette était la plateforme idéale pour effectuer ces travaux de maintenance. Et il faut rappeler que sans la navette, ce télescope serait toujours resté myope. A l’origine, son miroir principal était trop plat, ce qui ne permettait pas d’obtenir des images nettes. La première mission vers Hubble, à laquelle j’ai participé en 1993, avait pour but de corriger ce défaut originel. Ensuite, les vols se sont succédés pour entretenir, rénover et améliorer l’instrument.

Toutes ces missions de dépannage furent de grands succès, au regard des images extraordinaires qu’Hubble a fournies pendant 20 ans. Mais, après l’accident de Columbia, il fut décidé d’abandonner le télescope. Sous la pression des scientifiques et du public, une dernière mission a été réalisée afin de maximiser sa durée de vie. Aujourd’hui, Hubble peut fonctionner encore pendant quatre à dix ans. D’ici là, son successeur, le James Webb Telescope (JWT), aura pris son envol, et Hubble s’éteindra. Cela dit, la date indiquée est toujours conservative. Regardez les robots Spirit et Opportunity sur Mars: ils étaient prévus pour durer 90 jours. Mais six ans plus tard, l’un des deux reste toujours fonctionnel.

Quel bilan tirer du programme des navettes?

C’est un projet formidable qui s’achève, mais il restera ambivalent. D’un côté, les navettes sont des engins fabuleux qui suscitent l’admiration. La possibilité de transporter sept personnes dans un certain confort ainsi qu’une très grande charge utile pour aller à la rencontre de l’ISS ou d’Hubble représente une performance technique incroyable. La navette est très redondante avec, par exemple, quatre systèmes différents pour rentrer dans l’atmosphère. Si un système tombe en panne, la mission peut continuer. Si un deuxième lâche, la mission est interrompue mais le retour n’est pas compromis. Dans ce sens, la navette a été très bien conçue.
D’un autre côté, ces véhicules affichent deux défauts majeurs. Le premier c’est leur coût d’exploitation exorbitant. Le deuxième, c’est la relative insécurité causée par la grande surface du système de protection thermique, qui se trouve totalement exposée lors de la montée en orbite ainsi que pendant la phase orbitale. Malgré la redondance des systèmes de la navette, nous avons perdu quatorze de nos collègues astronautes lors des accidents de Challenger (1986) et Columbia (2003). Deux accidents majeurs avec perte d’équipage en 132 vols, c’est peu rassurant.

Quels sont les projets de la Nasa pour remplacer les navettes?

La Nasa a décidé de confier au privé le développement d’un nouveau véhicule, qui devrait voir le jour d’ici 2015. Il s’agira d’une capsule. Il n’est pas possible pour le privé de recréer une navette réutilisable — c’est au-delà de ses capacités. L’objectif ne sera pas de se poser sur la Lune: y retourner coûte cher et ne suscite pas l’enthousiasme, car nous y sommes déjà allé il y a quarante ans. Mars est très éloignée de la Terre. Entre les deux, la Nasa projette de se poser sur un astéroïde géocroiseur. C’est un objectif intéressant. Les astéroïdes peuvent menacer la Terre. Une telle mission permettrait de tester notre capacité d’aller à leur rencontre pour pouvoir, éventuellement, les détruire ou les dévier.

N’est-ce pas un recul de passer d’une navette à une capsule qui aura moins de capacité?

L’exploration de l’espace se fait par vagues. Après le programme Apollo, qui a permis à l’homme de marcher sur la Lune, développer une navette réutilisable qui ne pouvait pas aller aussi loin dans l’espace, pouvait déjà paraître un recul. Cela ne l’était pas. Apollo était une phase, les navettes une autre, et maintenant un autre type de moyen de transport spatial succèdera à la navette.

Pourquoi l’Europe n’a-t-elle jamais développé un programme de vols habités?

L’Europe a la capacité technologique de se lancer dans les vols habités, mais pas la volonté de le faire. Dans les années 1980, l’ESA avait un projet de navette baptisé Hermès, qui devait être lancée par Ariane 5. Mais le projet a été abandonné pour des raisons de coûts.

Et la Chine dans tout ça?

Personnellement, je rêve de voir les Chinois disposer d’un véhicule capable de s’amarrer à l’ISS. Pour l’instant, la Chine vient de commencer à envoyer des hommes dans l’espace, mais ils n’ont pas les autorisations pour s’amarrer à l’ISS. Et ce type d’accord est assez complexe à obtenir. Les Indiens, aussi, ont l’objectif de développer des vols habités. Dans les années à venir, ces deux nations joueront certainement un rôle important dans l’aventure spatiale.

N’est-ce pas trop dur de redescendre sur Terre après avoir découvert l’espace?

Non. L’espace est un monde d’une infinie beauté. Voir défiler les continents, les levés et couchés de soleil, les étoiles, c’est un spectacle époustouflant. Mais il y a d’autres plaisirs sur Terre. Je suis simplement content d’avoir vécu ces aventures fantastiques.
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L’Européen qui a le plus d’expérience sur la navette

Né à Vevey en Suisse en 1944, Claude Nicollier est le premier Suisse à avoir effectué un vol dans l’espace. Après des études de sciences physiques à l’Université de Lausanne, il entre à l’École suisse de l’aviation civile de Zurich en 1974, avant d’être engagé comme pilote de ligne sur Douglas DC-9 par la compagnie Swissair. Parallèlement, il est pilote de l’armée suisse où il a le grade de Capitaine. «Mes capacités de pilotage ont été un plus pour ma candidature d’astronaute», explique-t-il. En 1975, il obtient un certificat d’astrophysique à l’université de Genève, avant d’être retenu par l’ESA pour faire partie du premier groupe d’astronautes européens en 1978. Quatorze ans plus tard, il effectue sa première mission spatiale, à bord de la navette Atlantis. Trois autres suivront. Au total, Claude Nicollier a passé 42 jours, six heures et six minutes dans l’espace.
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30 ans de vols spatiaux

12 mars 1975: l’assemblage d’Entreprise, la première navette spatiale américaine est achevée. Son premier vol a lieu le 17 juin 1977 et son dernier le 26 octobre 1977. Elle n’a jamais été mise en orbite, étant utilisée pour faire des tests expérimentaux.

12 avril 1981: Construite après Enterprise, Columbia est la première navette à réaliser un vol spatial.

28 janvier 1986: Lors de sa dixième mission, Challenger se désintègre au décollage, après seulement 73 secondes de vol. Les sept membres de l’équipage périssent dans le crash.

1987: La construction d’Endeavour, sixième et dernière navette, est lancée pour remplacer Challenger.

29 septembre 1988: Discovery a la lourde tâche d’effectuer le premier vol spatial depuis le crash de Challenger.

24 avril 1990: Discovery place en orbite le télescope Hubble.

31 juillet 1992: Premier vol de Claude Nicollier, à bord d’Atlantis. La mission a pour but de déployer le satellite Eureca.

22 janvier 1998: Endeavour s’arrime avec succès à la station spatiale Mir.

4 décembre 1998: Endeavour réalise la première mission américaine vers la station spatiale internationale, avec l’ajout du module Unity au module russe Zarya précédemment envoyé en orbite.

21 mars 2001: Discovery ramène en Floride les premiers résidents de l’ISS envoyés quatre mois plus tôt à bord d’une capsule Soyouz.

1er février 2003: Après 28 missions réussies, Columbia se désintègre lors de son entrée dans l’atmosphère. Les sept membres de l’équipage périssent dans le crash.

26 juillet 2005: Pour la seconde fois, Discovery assure le retour dans l’espace après un accident.

Début 2011: Dernières missions de Discovery et d’Endeavour.

Juin 2011: Dernier vol d’Atlantis vers l’ISS et achèvement du programme des navettes spatiales.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.