GLOCAL

Les horloges de Timisoara

Cette semaine paraît l’ouvrage collectif «L’Europe au coeur» sous la direction de Jacques Pilet. Le chroniqueur de Largeur.com Gérard Delaloye y a participé. Voici sa contribution.

Mettons que la scène aurait pu se passer l’été dernier. Attablé avec des amis sur une des terrasses qui bordent la Piaţa Unirii à Timişoara, je regardais songeur cette vaste place herbeuse entourée d’immeubles baroques. Sa majesté devait beaucoup à un aspect suranné, à une grandeur révolue. J’avais eu autrefois, toutes proportions gardées, la même impression à Ernen dans le Haut-Valais en admirant des maisons patriciennes plantées dans l’herbe.

Peter, le seul d’entre nous à être natif du lieu, nous avait brièvement résumé l’histoire de sa ville qu’une sinistre imposture avait projetée de manière douteuse à la une de la presse mondiale en décembre 1989. Les photos d’une vingtaine de prétendues victimes de la Révolution avaient fait le tour du monde, alors qu’il s’agissait de cadavres extraits qui d’une fosse commune qui de la morgue municipale.

S’il fallait de l’audace et du courage à ce moment-là pour soutenir l’action du pasteur László Tökés, l’initiateur de la révolte anticommuniste devenu aujourd’hui leader des franges les plus chauvines et les plus obtuses de l’irrédentisme magyar, il n’était nul besoin de telle mise en scène macabre pour fouetter les énergies.

– Timişoara, nous disait-il, est une des principales villes surgies dans l’antique Pannonie qui fut un carrefour des grandes migrations à la chute de l’empire romain avant d’être assujettie à la couronne hongroise au Moyen Age. Conquise par les Ottomans, la région somnola pendant près de deux cents ans avant que le prince Eugène de Savoie ne la reporte dans l’orbite impériale et la propulse dans la modernité. Le gouverneur autrichien ne se contenta pas de favoriser le développement des affaires et du commerce, il sut aussi donner un relief austro-baroque à la place où nous nous trouvons. Ces bâtiments ont été construits vers 1750 sur la lancée d’une prospérité retrouvée. Là sur la gauche, il y a le lycée, de l’autre côté, ces immeubles décrépits furent de somptueuses demeures bourgeoises. L’église en face est la cathédrale catholique romaine. N’a-elle pas belle allure avec sa façade ocre surmontée de deux tours ornées chacune d’une horloge? Et, derrière nous, la cathédrale orthodoxe serbe, avec ses deux flèches elles aussi munies d’horloges. On dirait que les églises orientées vers le levant se tournent le dos, mais les horloges se font face. Affichant chacune une heure différente, elles donnent l’impression de se dévisager.

Lycéen, j’y voyais déjà un beau symbole de multiculturalité. Dans cette ville où les Roumains ne sont devenus majoritaires qu’au XXe siècle vivent aussi de nombreux Serbes et Hongrois. Il reste encore quelques familles allemandes, et même slovaques, descendant de colons engagés par les Autrichiens pour relever une contrée que les Turcs avaient laisser végéter. On y entend une demi-douzaine de langues, on y pratique autant de religions, mais regardez, à part les églises, les maisons sont dans un état pitoyable, les communistes n’ont jamais dépensé un sou pour leur entretien…

Excité par le fait de se retrouver dans cette ville, sa ville, si longtemps après l’avoir quittée pour s’installer à Stuttgart, Peter s’apprêtait à se lancer dans ses habituelles récriminations contre le régime qui avait bousillé sa jeunesse. Connaissant la rengaine, Anna, sa femme allemande, se hâta de l’interrompre:

– Pourquoi voyais-tu un symbole dans ces horloges ?

– Dans ma jeunesse déjà, elles marquaient une heure différente. C’est typique du bordel qui règne dans ce pays depuis la nuit des temps. Jamais en Allemagne ou en Suisse, tu ne verrais une chose semblable. Comment vivre si les horloges indiquent des heures différentes, si une convention si élémentaire n’est pas partagée par tout le monde?

Piquée à vif par la critique, Sanda la Bucarestoise ne put s’empêcher de lui faire remarquer que la grande pagaille roumaine n’était que l’héritage de gouvernants incapables de faire régner un ordre autre que policier. Esquissant un sourire ironique, Peter la renvoya aux récits des voyageurs d’avant-guerre :

– Tu oublies que Paul Morand n’avait pas de mots assez durs pour décrire la saleté de ton «Petit Paris» déjà hanté dans les années 1930 par des hordes de chiens errants. «Comme à Istanbul», disait-il. A l’époque, les visiteurs étaient frappés par un laisser-aller déroutant, une nonchalance, une indolence qui les amenait à se demander s’ils étaient encore en Europe ou déjà en Orient.

Les communistes avec leur génie destructeur n’ont fait qu’aggraver ce travers en accentuant des traits préexistants. D’ailleurs, ils ont fait la même chose avec leur politique des nationalités. La position de ces deux belles églises baroques construites en même temps sur la même place symbolise pour moi la manière que nous avons de vivre ensemble. Imbriqués, entremêlés, enlacés parfois, mais, aussi, étrangers les uns aux autres, si souvent appliqués à tout ignorer du voisin de palier parlant une autre langue…

Je ne pouvais pas laisser passer une telle affirmation.

– Peter, tu exagères! J’ai parcouru le Banat et la Transylvanie dans tous les sens. Si je fais abstraction des Allemands qui ont presque totalement disparu après la chute de Ceauşescu, abandonnant des dizaines de villages qui sont aujourd’hui en ruines, il me semble que la multiculturalité est ici plus vivace qu’en Suisse. Chez nous qui sommes si fiers de nos trois langues officielles, chacun reste chez soi, dans des espaces immuablement définis depuis des siècles.

Pas de mélange, ni même de cohabitation. Les Alémaniques sont d’un côté de la Sarine, les Romands de l’autre et les Tessinois au-delà des montagnes. La répartition est homogène. C’est pour cela que le modèle suisse est sans cesse cité en exemple par les fédéralistes européens. Il représenterait une garantie de survie pour les nations qui, tout en acceptant une superstructure politique continentale, tiennent à conserver leurs caractéristiques propres. S’il s’agit de ménager une période de transition, le calcul n’est pas faux: après 150 ans d’intégration fédérale, les réalités cantonales subsistent encore au-delà du raisonnable. Rien de semblable en Roumanie. Dès que je suis sorti de Timişoara pour gagner les rives du Danube, j’ai traversé des villages roumains, hongrois, serbes, et d’autres encore qui furent allemands. J’ai visité des monastères serbes et roumains, des églises protestantes. Pour autant que je puisse en juger, tout le monde a l’air de trouver sa place dans cette vaste mosaïque ethnique.

– Pas du tout! Tu es victime d’une illusion, ces populations ne sont pas solidaires. Elles se supportent parce que l’histoire les a juxtaposées. Ecoute-moi bien: après la guerre, nous les Allemands de Roumanie, nous avons été déportés en masse vers la Sibérie et l’Asie centrale. Parce que, prétendaient les communistes, nous avions massivement soutenu les nazis. Or les Roumains, comment avaient-ils agi? Ils ont fait comme les nazis et participé à l’extermination des Juifs en les déportant en Transnistrie. A Stalingrad, ils étaient aux côtés de l’armée allemande contre les Soviétiques. Le moins qu’on puisse dire est que les responsabilités étaient partagées! Ce n’est pas tout. Une fois que nous fûmes libérés et rentrés au pays, sais-tu ce qui nous est arrivé? Ils nous ont vendus au gouvernement allemand, comme ils ont vendu les Juifs à Israël et comme ils ont vendu les Roumains à qui avait les moyens de les payer. Le prix de chaque individu dépendait de son niveau de formation et pouvait atteindre les trente mille dollars. Cet Etat vendait ses propres citoyens!

Comme nous nous levions pour aller visiter les ruelles de la vieille ville, Sanda remarqua:

– Notre entrée dans l’Union européenne devrait aussi nous éviter le renouvellement de tels drames, pas seulement élever notre niveau de vie. Qu’en penses-tu toi l’Helvète?

Que pouvais-je en penser?

Pour Anna, l’Allemande née pendant la guerre, l’Europe allait de soi, même s’il y avait une facture à payer. De toute manière, après le désastre nazi, les factures n’avaient pas manqué. Il n’y en a qu’une qui lui soit restée en travers de la gorge, c’est le coût exorbitant de la réunification, ces milliards jetés sans réflexion ni études préalables dans les caisses des financiers et des entrepreneurs de Munich, Francfort ou Hambourg, alors que les populations de la RDA se voyaient offrir quelques hochets ridicules et le chômage de masse pour solde de tout compte après cinquante ans de dictature stalinienne.

Il y avait certainement mieux à faire qu’associer le retour à la liberté avec la destruction des infrastructures industrielles et des rapports sociaux de la défunte république démocratique. Quoi qu’il en soit, l’Europe restait pour elle garante de la réconciliation des Allemands avec leurs victimes. Aujourd’hui plus que jamais, alors que certains nationalistes polonais tentent de remettre en cause les acquis pacifiques de l’après-guerre.

Peter est dans les grandes lignes d’accord avec sa femme sur l’importance historique de la construction européenne, sur la garantie de paix qu’elle représente, mais avec une grande réserve due à ses origines souabes du Banat: le manque de solidarité européenne avec les Etats soumis à l’Union Soviétique pendant les années 1970-1980. Selon lui, la guerre froide et l’équilibre de la terreur n’expliquent pas tout. Il ne va pas jusqu’à accuser les deux blocs de complicité, mais au moins de connivence. En témoigne l’incompréhensible et long engouement de l’Europe occidentale pour le sinistre Ceauşescu. Ou bien, dans un autre sens, la facilité avec laquelle, le 29 mai 1987, le jeune Mathias Rust, déjouant tous les contrôles de la défense antiaérienne soviétique, est allé poser son petit avion sur la place Rouge. Une telle passoire méritait-elle tant d’égards?

Où en suis-je donc avec cette histoire qui avance à grands pas? La conscience européenne m’est si constitutive que je ne me pose quasiment jamais la question. Pas plus que je ne me demande pourquoi je suis homme plutôt que papillon ou mulet. Pour reprendre une de ces expressions à la mode que je n’aime pas, ma «taille critique» est européenne. Citoyen du monde, c’est trop abstrait. Adolescent, j’aimais bien Gary Davis qui, justement, se voulait citoyen du monde et parcourait la planète en brandissant un drapeau blanc; mais son engagement paraissait plus pathétique et sentimental qu’idéaliste. D’un autre côté, Valaisan, cela fait un peu court, étroit, coincé entre des chaînes de montagnes. Surtout pour un jeune homme désireux de croquer le monde à pleines dents. Mon certificat d’études secondaires dans la poche, je partis – cela allait alors de soi – perfectionner mon allemand à Cologne. J’arrivai dans une gare qui ne tenait que par des étais et restai ébahi devant les amoncellements de ruines qui encombraient le centre ville.

C’était en été 1957. Promesse de paix et de réconciliation, l’Europe des Six existait depuis trois mois. Depuis elle grandit, mûrit, prit du poids. Moi aussi.

La fréquentation de l’histoire m’a enseigné que l’esprit des peuples est souvent fantasque, imprévisible, parfois contradictoire. Mais que les Suisses soient à ce point anti-européens ne cessera de me surprendre. Il me semble au contraire que, comme appendices de trois grandes cultures de l’Europe occidentale, nous ne pouvons qu’être européens dans le sens politique du terme. C’est-à-dire partisan d’une mise en commun institutionnelle de la très grande majorité des attributs de l’Etat-nation. C’est cette mise en commun qui a permis autrefois à nos micro-Etats cantonaux de donner naissance à l’Etat fédéral. Cet Etat a certes souvent succombé à l’autoritarisme, au militarisme, voire à la xénophobie ou au racisme mais n’a jamais pu, faute de sentiment national, cristalliser ces dérives droitières en nationalisme agressif. Or c’est au nom d’un prétendu sentiment national que mes compatriotes votent en majorité contre tout ce qui porte l’étiquette européenne. Quelle absurdité!

Comme notre petit groupe s’arrêtait pour photographier l’enseigne du Deutsches Staatstheater Timişoara et commenter l’affiche du spectacle en cours de représentation, L’Opéra de quat’sous de Brecht, Sanda passa son bras sous le mien et me demanda avec douceur:

– Pourquoi n’as-tu pas répondu à ma question? Je te vois bien pensif, serais-tu déçu par la position de ton pays qui persiste à se tenir en marge?

– Déçu? Le mot est faible. C’est la honte qui me submerge, surtout quand je compare notre égoïsme intéressé aux avanies que vous avez subies dans le passé.

– Mais tes compatriotes ont peut-être raison, vous avez une vieille tradition de neutralité qui vous a évité les ennuis et apporté la prospérité. Pourquoi y renoncer si, contrairement à nous, vous n’avez pas besoin de l’Europe?

– C’est bien là le problème! Notre prospérité vient justement de l’Europe. Il est vrai que nous avons beaucoup travaillé pour la développer, mais sans nos voisins, nous ne serions rien. Notre neutralité a toujours été fictive. Je pense que lorsqu’on a beaucoup reçu, on doit aussi donner, que ce n’est que justice. L’histoire et la géographie nous prédestinent à être Européens, je l’ai appris depuis tout petit. Enfant, j’ai connu l’émigration. Rien de comparable aux traumatismes engendrés par l’exil, par le passage forcé et violent d’une culture à une autre. Mais j’ai vécu une rupture tout de même, j’ai reçu une de ces balafres spirituelles qui cicatrisent en surface sans jamais s’effacer tout à fait.

Après une petite enfance dans un village valaisan haut perché, je me suis retrouvé dans une bourgade industrielle du Jura vaudois. La vie quotidienne n’y était plus rythmée par l’angélus mais par le hurlement des sirènes appelant les ouvriers au travail. Mon accent chantant déclenchait les quolibets de mes camarades. Le fait que pendant les leçons d’histoire biblique, le catholique que j’étais se retirait au fond de la classe me singularisait. Je fis ainsi très jeune l’expérience de la différence. Sur la carte – et rapportée à nos grands voisins – la distance entre les deux lieux est ridicule, quelques dizaines de kilomètres, elle sépare pourtant deux mondes.

– C’est la richesse de votre système fédéraliste. Chez nous, tout est fait pour gommer les différences, on ne conçoit l’Etat que comme centralisé sur le modèle français. Cela empêche les membres des autres communautés de se sentir roumains. Prends par exemple les Hongrois de Transylvanie, il ne viendrait à l’esprit de personne de les appeler Roumains d’origine hongroise alors qu’ils sont citoyens roumains depuis 1918! Pis même, depuis que les élections sont libres, ils votent toujours en bloc pour le parti magyar qui fonctionne sur des bases ethniques, sans prendre en compte les réalités sociales ou économiques. Cette logique est délétère, pourtant personne ne se préoccupe de la casser…

– C’est vrai, il est important d’admettre les différences au sein d’une société. Le paradoxe tient peut-être au fait que chez vous elles sont omniprésentes et marquées par un antagonisme virulent ancré dans une vieille histoire commune si je pense aux Hongrois ou aux Tsiganes. Chez nous, avant que l’on fasse appel à une immigration massive de travailleurs, il n’en alla pas de même. Pour ma part, si j’ai tôt saisi les différences de culture, c’est parce que la petite ville de mon enfance était à la frontière. Au milieu des années cinquante, j’étais à mes moments de liberté pompiste dans une station d’essence située en face de la douane. L’Europe venait à moi sous les traits de toutes sortes de touristes, en général assez aisés, car la voiture coûtait encore cher. Comme mon patron vendait aussi des souvenirs et du chocolat, le chaland s’arrêtait, on échangeait quelques mots. J’appris vite à reconnaître la personnalité de ces clients, leur curiosité, leur sens de l’humour ou leur générosité pour constater qu’ils ne m’étaient pas plus étrangers que mes compatriotes. Cela me donna envie d’aller voir ailleurs. Ainsi abolie, la frontière perd son aura mythique. Il n’y a plus de limite: Suisses, Français, Italiens, quelle importance?

– Il n’empêche que les différences demeurent.

Nous avions quitté le théâtre allemand pour nous diriger vers la cathédrale orthodoxe de rite roumain, monument massif et prétentieux achevé à la fin des années 1930. A l’entrée, une notice signalait que les architectes avaient réussi le tour de force de rappeler dans l’édifice tous les styles des pays roumains, l’ensemble se voulant néo-byzantin. Peter ne put s’empêcher de rompre une lance contre ce symbole sans grâce de la Grande Roumanie triomphante:

– En cinq minutes nous sommes passés d’un monde à l’autre. Alors que Piaţa Unirii n’était qu’harmonie, équilibre entre les différents acteurs de la cité, hymne à la coexistence de diverses cultures, cette cathédrale a été conçue pour glorifier la victoire de la roumanité plus que la gloire du Seigneur. Alors que la spiritualité orthodoxe a recherché au fil des siècles le calme et l’intimité d’églises minuscules pour s’exprimer, les nationalistes de l’entre-deux-guerres montraient leur petitesse en pensant obtenir les faveurs de Dieu par la construction de monuments gigantesques.

Quittant l’église avec un sentiment de déception tout à fait prévisible, nous tombâmes d’accord pour dire que si cette partie du continent avait été ancrée à la culture européenne, elle en était redevable à l’éclat du Siècle des Lumières, pas aux convulsions de l’âge des nationalités. J’opinai avec d’autant plus de conviction que la Suisse connut elle aussi un engouement européen à cette époque-là. Mais, alors que mes amis roumains s’apprêtent, dès janvier 2007, à prendre leur place dans l’Union européenne, je vais devoir pour ma part continuer de ferrailler contre ces jumeaux diaboliques que sont l’Alleingang et le Sonderfall. Triste perspective.

——-
«L’Europe au cœur», dirigé par Jacques Pilet. Editions Favre, 143 pages.