KAPITAL

François Gross: «Il faut mettre fin à la sauvagerie dans la presse romande»

La guerre du dimanche a été déclarée entre les deux principaux éditeurs de Suisse francophone. Le responsable d’un projet dominical a été débauché pour diriger un projet directement concurrent. François Gross fait le point sur une crise sans précédent.

C’est la guerre entre Edipresse et Ringier et on n’y croit presque pas. Pendant des années, pas le moindre souffle n’est venu agiter le petit bocal journalistique romand et soudainement, la tempête. On parle d’«espionnage», d’«agression», on menace même d’en venir aux mains ou au tribunal pour mettre fin à des «méthodes de cow-boy».

Jusqu’ici, l’entente a toujours été cordiale entre les deux groupes de presse, à tel point qu’on a souvent évoqué un pacte tacite de non agression: Ringier se réservait le secteur des magazines hebdomadaires (L’Hebdo, L’Illustré) et Edipresse celui des quotidiens (24 Heures, La Tribune de Genève, Le Matin, 47% du capital du Temps) et les chèvres étaient bien gardées.

La décision de Ringier – ou plutôt de son directeur des publications Jacques Pilet – de lancer un nouveau journal du dimanche a allumé la mèche à la fin de l’été. Première conséquence: quelques jours plus tard, Edipresse décidait de réarmer son tank publicitaire, «Le Matin Dimanche» (600’000 lecteurs), et congédiait le rédacteur en chef de ce titre, David Moginier, lequel restera toutefois à ce poste jusqu’à l’arrivée de son successeur. Pour se doter de nouvelles munitions, la direction du groupe lausannois relançait la réflexion sur une édition du dimanche du Temps, qu’il détient à hauteur de 47%. Un autre journal dominical sous son contrôle permettrait à Edipresse de compléter l’offre du Matin et surtout, de couper l’herbe sous les pieds de Ringier.

Jean-Philippe Ceppi, journaliste d’investigation réputé, a ainsi été chargé d’évaluer la viabilité d’un projet d’édition dominicale du Temps. Vendredi dernier, coup de théâtre: Jean-Philippe Ceppi annonce son départ du Temps pour passer à «l’ennemi». Il met sa hiérarchie et le groupe Edipresse dans tous ses états en annonçant sa nomination comme rédacteur en chef du futur journal dominical de Ringier, «dimanche.ch».

«De par sa position, Jean-Philippe Ceppi disposait d’informations stratégiques et confidentielles, y compris de nos partenaires commerciaux, expliquait samedi Eric Hoesli, directeur et rédacteur en chef du Temps, dans son journal. Il apparaît par ailleurs que Jean-Philippe Ceppi a poursuivi son travail de recherche dans notre entreprise après avoir donné son accord au groupe Ringier. C’est inacceptable.» Jean-Philippe Ceppi a été licencié avec effet immédiat. Il en a reçu la confirmation écrite mercredi. Le Temps étudie la possibilité de poursuivre en justice son ancien collaborateur, ainsi que le groupe Ringier.

De son côté, Ceppi envisage d’attaquer Le Temps pour licenciement abusif. «Sous-entendre que j’emporte avec moi des documents confidentiels est un procès d’intention, a-t-il déclaré à Largeur.com. Si Eric Hoesli craignait réellement que je fasse circuler des informations chez Ringier, il pouvait me contraindre à respecter mon contrat avec Le Temps, qui me liait à l’entreprise jusqu’à la fin de l’année. Il a préféré me licencier.»

Le journaliste est par ailleurs accusé d’avoir donné son accord oral à Ringier lundi 27 septembre et de n’avoir informé sa hiérarchie que trois jours plus tard, un délai pendant lequel il a continué à travailler sur des éléments décisifs du projet du Temps. «Prendre la rédaction en chef de «dimanche.ch» est un choix de carrière important, qui demande réflexion aux deux parties, poursuit Jean-Philippe Ceppi. Pour de tels postes, il n’est pas inhabituel qu’il s’écoule trois jours entre un accord de principe et la signature écrite, c’est même un délai minimum. Par ailleurs, j’ai régulièrement fait part à Eric Hoesli de mes volontés de changement et je n’ai jamais caché que plusieurs possibilités m’étaient offertes avant la proposition de Ringier, qui n’est intervenue qu’au dernier moment. Ma décision s’explique aussi par des éléments relationnels et personnels que les observateurs de tout ordre, qui me jugent aujourd’hui, ne connaissent pas.»

Pour apporter un regard extérieur à cette situation, Largeur.com a interrogé François Gross, éminent observateur du médiascope romand: il fut rédacteur en chef du quotidien fribourgeois La Liberté et de Radio Suisse Internationale.

Largeur.com: Y a-t-il de la place pour trois journaux du dimanche?

François Gross: Trois éditions du dimanche pour un marché restreint comme la Suisse romande me semble exagéré. Le Matin Dimanche, détenu par Edipresse, tient bien sa place de journal populaire. Le projet «dimanche.ch» de Ringier vise à compléter cette offre en proposant un contenu plus haut de gamme, qui cible ce qu’on appelle le lectorat «de qualité». A mon avis, une grande partie des lecteurs qui forment ce public se dispensent actuellement de tout journal ou se tournent vers les magazines hebdomadaires suisses ou étrangers. Ajouter de la concurrence dans un marché monopolisé est sain, mais si celle-ci devient trop importante, on risque un acharnement, une chasse aux scoops qui n’en sont pas, comme on l’a vu en Suisse alémanique. En matière de presse, la course vers le gain commercial ne pousse pas vers la qualité. Je mets par ailleurs en doute la viabilité d’une édition dominicale du Temps. J’ai beaucoup d’estime pour ce journal, mais il reste à mon avis du travail à faire pour consolider l’édition de la semaine avant de se lancer dans de nouvelles aventures qui me paraissent audacieuses, voire téméraires.

S’il est téméraire, comment se fait-il que ce projet soit en gestation?

Derrière des grands projets fondés sur de prétendues études de marché, on trouve souvent des ressentiments personnels. La presse romande est entrée dans une phase d’irrationnel. Souvenez-vous que Jacques Pilet (actuel directeur des publications de Ringier, ndlr) a dû quitter son poste de responsable des journaux d’Edipresse brutalement et dans des conditions difficiles. Son animosité à l’égard de son ancien employeur doit certainement donner, comment dire, de l’émulation à son projet. Il doit se délecter à secouer une maison trop établie, et régler par la même occasion de vieux comptes. Cette attitude créé une certaine nervosité chez Edipresse et hérisse Eric Hoesli, qui fait les frais de cette arrogance.

Estimez-vous que l’attitude de Ringier, qui va ainsi débaucher le chef d’un projet concurrent, est condamnable?

Il est légitime que Ringier essaie de recruter des journalistes qui travaillent au Temps et ailleurs en leur proposant des postes intéressants et bien payés.

Et l’attitude de Jean-Philippe Ceppi?

Une conscience professionnelle aiguisée n’aurait pas accepté cette offre à ce moment précis. Compte tenu du fait qu’il travaillait sur un projet directement concurrent, la clarté aurait voulu qu’il annonce le plus rapidement possible à son employeur qu’il était en tractation avec Ringier. De nombreux cadres sont passés d’un groupe à l’autre, comme Jacques Pilet, Théo Bouchat (ancien directeur de Ringier Romandie devenu responsable des publications d’Edipresse, ndlr) ou Alain Jeannet (passé plusieurs fois d’Edipresse à Ringier, et vice versa, ndlr), mais la situation est différente pour Jean-Philippe Ceppi: il quitte un poste stratégique pour rejoindre un projet exactement concurrent. Même s’il est tenu de ne pas divulguer des informations confidentielles dans ses nouvelles fonctions, il est difficile dans sa situation de faire abstraction de ce qu’il sait. Le moins que l’on puisse dire, c’est que son attitude ne rehausse pas ses qualités d’enquêteur, qui sont réelles.

Pensez-vous que Le Temps doive le poursuivre en justice?

Oui, car il est souhaitable de dire le droit dans cette affaire. Cela se fait dans d’autres secteurs, notamment dans les banques. Je ne me souviens d’aucun exemple comme celui-ci dans la presse. De telles moeurs sont déplorables: la concurrence doit se faire entre adversaires et non entre ennemis. Il faut mettre fin à la sauvagerie dans la presse romande.