TECHNOPHILE

L’homme aux 80 millions de téléchargements

D’une application d’apprentissage des langues à la réalité virtuelle, le Suisse Adrian Hilti transforme tout ce qu’il touche en or. Rencontre avec l’héritier d’une célèbre lignée d’entrepreneurs.

Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans PME Magazine.

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Français, espagnol, anglais, allemand, suisse allemand… On ne manque pas de possibilités linguistiques pour discuter avec Adrian Hilti. Rien d’étonnant à ce que ce Bâlois et Liechtensteinois d’origine ait lancé sa première start-up dans le domaine de l’enseignement des langues. L’application Busuu figure désormais parmi les succès mondiaux du domaine, aux côtés par exemple de l’Allemande Babbel ou de l’Américaine DuoLingo. Sa spécificité réside dans sa dimension sociale: les utilisateurs s’entraident les uns les autres pour améliorer leurs compétences. Comment le Suisse de 44 ans a-t-il réussi à développer un produit téléchargé 80 millions de fois dans le monde? Un sens aiguisé de l’entrepreneuriat, des compétences techniques et des qualités humaines composent une partie de la recette de son succès.

Les débuts de Busuu remontent à 2008. «Nous étions en pleine euphorie des réseaux sociaux, se souvient Adrian Hilti. Facebook venait de débarquer en Europe. J’étudiais alors à la Madrid IE Business School pour compléter ma formation d’ingénieur par des connaissances en économie. Je souhaitais aussi apprendre l’espagnol. Avec des camarades, nous avons alors eu l’idée de monter un projet combinant ces deux grandes tendances, l’apprentissage des langues et les réseaux sociaux.» Le Suisse développe une première version de l’application, confiant les aspects financiers et le plan d’affaires au cofondateur Bernhard Niesner.

Après le décollage de la première plateforme web, la PME et sa dizaine d’employés déménagent de Madrid à Londres en 2012, où l’entreprise demeure encore aujourd’hui. «Dans la période pré-Brexit, Londres était la Mecque des start-ups avec de nombreux investisseurs. Nous cherchions des profils de développeurs spécifiques qui étaient surtout disponibles là-bas. L’aspect multiculturel de la ville a aussi joué un rôle important pour une application proposant douze langues. Enfin, comme l’anglais britannique est la forme testée pour les certifications d’anglais, être présent au Royaume-Uni s’avère utile.»

Période de turbulences

L’entreprise engage une quarantaine de collaborateurs tout en développant son offre mobile. Busuu grandit vite, trop vite. «En 2014, nous avons dû faire face à de graves problèmes de croissance. Nous avons laissé passer l’offre d’un investisseur que nous n’aurions peut-être pas dû refuser et nous n’avons pas été assez attentifs lors des recrutements. Nous n’avions pas défini les valeurs qui devaient être partagées par tous les membres de notre société.» La PME licencie cinq personnes et une dizaine de collaborateurs partent d’eux-mêmes.

L’arrivée d’un nouvel investisseur en 2015 – la maison d’édition académique McGraw-Hill Education -, le recentrage sur l’application mobile et les marchés à forte croissance comme le Brésil, la Russie et la Chine ont redonné une seconde vie à Busuu. «L’année 2018 est celle de la rentabilité: nous avons presque doublé le nombre d’utilisateurs ces trois dernière années, en passant de 45 à 80 millions de téléchargements.» La société emploie désormais 85 personnes. Ses levées de fonds se montent à 17,3 millions de dollars au total, issues d’investisseurs familiaux, de business angels et de capital-risqueurs.

Une famille d’entrepreneurs

De cette période de turbulences, puis de renaissance, Adrian Hilti a tiré des conseils qu’il prodigue dans des programmes de start-ups organisés par Kickstart Accelerator ou Innosuisse. «Je partage mes expériences avec d’autres entrepreneurs. Le spectre est assez large. Cela va de l’importance des valeurs en ressources humaines aux problèmes entre fondateurs, en passant par les questions de financement et de marketing, ou les relations avec les investisseurs.»

En matière d’entrepreneuriat, il a lui-même pu compter sur des figures familiales marquantes. «Mon grand-père a eu onze frères et sœurs. Plusieurs de mes grands oncles ont fondé dans les années 1930 et 1950 des entreprises liechtensteinoises importantes, dont les plus connues sont le groupe de fabrication d’outils et de fixations Hilti et la société alimentaire Hilcona.»

Le jeune diplômé de l’EPFL n’a néanmoins pas osé se lancer tout de suite à la sortie de ses études en robotique, micro ingénierie et vision par ordinateur. «J’ai d’abord été employé d’une start-up à Lausanne, Shockfish, ce qui m’a beaucoup appris sur le plan entrepreneurial.»

«Brillant sur le plan technique»

Le fondateur de la société de drones SenseFly, Jean-Christophe Zufferey, a rencontré Adrian Hilti en 2000. «Étudiants à l’EPFL, nous sommes tous les deux partis à l’institut de robotique de l’Université Carnegie-Mellon à Pittsburgh pour y réaliser notre travail de master, se souvient l’ingénieur. Nous avons partagé un bureau ensemble.» Il faisait preuve de beaucoup de persévérance. «Je le vois encore coder debout dans notre bureau, repoussant toujours l’instant où il devra lâcher son clavier pour aller aux toilettes. Nous avons beaucoup ri.» Son seul défaut, s’amuse son camarade, serait d’être un peu craintif. «J’ai essayé à plusieurs reprises de le convaincre de faire de la voltige avec moi, mais en vain!»

Le Lausannois se souvient bien du travail effectué par Adrian Hilti à Pittsburgh: «Il a développé un logiciel de traitement d’images très avancé pour l’époque. Dès son retour des Etats-Unis, il a toute de suite été recruté par Shockfish. Ce qui définit Adrian, c’est qu’il est extrêmement brillant sur le plan technique et dans le même temps, il est très agréable humainement.»

Des plages virtuelles

Il va donc de soi pour Jean-Christophe Zufferey qu’Adrian Hilti se consacre désormais à un nouveau projet liant l’humain à la technologie. Pour se lancer dans cette aventure, l’entrepreneur a décidé de réduire son rôle au sein de Busuu à celui d’actionnaire et de membre du conseil d’administration. Basé à Zurich, il entend laisser une saine distance entre lui et la start-up londonienne.

L’énergie et la créativité d’Adrian Hilti se concentrent désormais sur ‘Red or Blue Labs’. Le nom de la start-up constitue un clin d’œil aux pilules que Neo, le héros du film de science-fiction «Matrix», doit choisir pour sortir ou non de la matrice. «Le but est d’apporter de nouvelles expériences à des personnes qui ne sont plus capables d’en vivre, explique Adrian Hilti. Un de nos projets de réalité virtuelle consiste notamment à proposer des visions de plages et de montagnes à des patients atteints de démences gériatriques.»

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Bio express

1974: Naissance à Bâle.
1994-1999: Études à l’EPFL en robotique, micro ingénierie et vision par ordinateur.
2000-2001: Travail de master à l’institut de robotique de l’Université Carnegie-Mellon à Pittsburgh.
2001: Lauréat d’un prix de Logitech pour son «approche inventive en sciences informatiques» et est engagé au sein de la start-up lausannoise Shockfish.
2006-2007: Perfectionnement en entrepreneuriat à la IE Business School de Madrid.
2008: Lancement de l’application de langues Busuu avec Bernhard Niesner.
2012: Déménagement à Londres avec Busuu.
2014: Naissance de sa fille.
2017: Création à Zurich de l’entreprise de réalité virtuelle Red or Blue Labs.