LATITUDES

Signe des temps: les éloges prolifèrent

Des dizaines et des dizaines d’ouvrages récents ont pour titre «Eloge de…». Même Philippe Sollers et Jean-Luc Godard viennent de sacrifier à la mode. Le moment serait-il venu de prononcer l’éloge de l’éloge?

Comment expliquer la prolifération d’éloges dans l’édition française? On dirait que les écrivains se sont donné le mot. Il ne se passe plus un mois sans que de nouveaux éloges viennent enrichir les rayons des libraires

Je viens de m’en apercevoir: en un an, j’ai acheté au moins cinq éloges. «Eloge de la désobéissance» de Brauman, «Eloge de la calvitie» de Cyrène, «Eloge de l’âge» de Combaz, «Eloge de la marche» de Le Breton et «Eloge de la faiblesse» de Jollien (qui n’a rien à voir avec l’«Eloge de la faiblesse» de Paucard paru quelques années plus tôt).

Demandez à vos libraires. Ils vous confirmeront que depuis quelques années, on assiste à une véritable déferlante d’éloges de toutes sortes, du plus trivial («Eloge de la boulette» en gastronomie) au plus attendu («Eloge de l’amitié»).

En vrac, on trouve actuellement dans les rayons: «Eloge du changement», «Eloge de la philosophie», «Eloge de l’avenir», «Eloge du migrant», «Eloge du gaucher» , «Eloge de la singularité», «Eloge de l’arbitraire», «Eloge de la phobie».

Mais aussi «Eloge de l’ivresse», «Eloge de la prudence», «Eloge du phrasé», «Eloge de la confiture», «Eloge de la radio», «Eloge de l’individu», «Eloge de l’infantilisme», «Eloge de la mobilité», «Eloge de la marâtre» et «Eloge des femmes mûres».

Sans oublier «Eloge des voyelles, «Eloge de des forêts», «Eloge du con», «Eloge de l’hétérosexualité», «Eloge de la fragilité», «Eloge de la poésie», «Eloge du plantain», «Eloge du couple», «Eloge du quotidien» et «Eloge de la fuite».

Mais encore «Eloge de l’échec, «Eloge du grand public», «Eloge de la masturbation», «Eloge de la simulation», «Eloge du mensonge», «Eloge de la sieste», «Eloge du paraître», «Eloge du pet», «Eloge du mariage», «Eloge de la pornographie», «Eloge de la fraternité», «Eloge de l’amour au temps du sida», «Eloge de la rupture», «Eloge de l’adresse», «Eloge du mixte», «Eloge du coureur», «Eloge de la fiction», «Eloge de la bête», «Eloge de la diversité sexuelle», «Eloge de l’air», «Eloge de la lune» et ainsi de suite*…

Même les vedettes de la scène médiatique sacrifient à la mode de l’éloge. Ainsi Philippe Sollers vient-il de publier un «Eloge de l’infini» alors que Jean-Luc Godard prépare son «Eloge de l’amour» (en version livre et film). Et cela ne s’arrêtera pas là puisque sont annoncées pour les prochaines semaines les publications de l’«Eloge du parasite», «Eloge de la mondialisation par un antimondialiste présumé» et l’«Eloge des mères».

Que signifie cette mode? A quand un «Eloge de l’éloge»?

Souvenez-vous. La fin du deuxième millénaire a été accompagnée d’une profusion de «Fin de…» et de «Requiem pour…». «Fin de l’histoire», «Fin de l’image», «Fin des imposteurs», «Fin des paysans», «Fin de la famille», «Fin des mandarins», «Fin des idéologies», «Fin de la publicité», «Fin de l’école», «Fin du travail», «Fin de l’art», «Fin de la philosophie», «Fin du salariat», «Fin des certitudes», «Fin de l’homme», et j’en passe.

L’entrée dans un nouveau siècle semble s’accompagner d’un souffle nouveau, d’une forme de réenchantement du monde (réenchantement pris dans son acception ordinaire).

A l’image d’un navigateur qui, soulagé d’une angoisse après le passage d’un cap périlleux, remet les voiles aux vents, bon nombre d’auteurs témoignent en ce moment d’une confiance à laquelle nous n’étions plus habitués. J’ai l’impression que l’inéluctable est désormais moins pleuré que célébré, qu’en se penchant sur la vie, on la découvre soudain passionnante.

Un Philippe Delerm a ouvert le bal avec sa «Première gorgée de bière» vendue à plus de trois millions d’exemplaires. Ses émules exploitent le filon en poursuivant l’inventaire des «plaisirs minuscules». Du coup, nous assistons à une réhabilitation des charmes du quotidien. Fallait-il que nous ayons perdu le goût de la vie pour en arriver à tant de louanges de ses ingrédients?

Comme l’air du temps, le parfum «Manifesto» d’Isabella Rossellini se veut, nous dit la pub, «Un éloge à ce que nous avons». Du coup, on en oublierait presque «ce que nous n’avons plus» ou les «ce que nous pourrions avoir»…

Etape d’une Histoire qui n’est pas finie (comme a pu le prétendre Fukuyama) et qui a déjà fait dire à Molière: «D’éloges on regorge; à la tête on les jette; et mon valet de chambre est mis dans la gazette».

Un siècle plus tard, Beaumarchais ajoutait que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur.

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*On pourrait continuer: «Eloge de l’herbe», «Eloge du don», «Eloge de Kenneth Anger», «Eloge de l’inconnu», «Eloge de la bêtise», «Eloge de la colonie», «Eloge la conscience», «Eloge de la déraison», «Eloge de la fadeur», «Eloge de la folie», «Eloge de la fourrure», «Eloge de la France immobile», «Eloge de la palourde», «Eloge de la patience», «Eloge de la plante», «Eloge de la retraite»…