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Pierre Bourdieu: «Il faut une nouvelle forme d’action!»

Le forum de l’Autre Davos se tenait vendredi à Zurich. Moment très attendu de cette rencontre, l’intervention par vidéo interposée de celui qui incarne la nouvelle figure de l’intellectuel résistant. Largeur.com était là.

Avec en point de mire, sur la Stauffacherstrasse, une énorme mallette noire pleine de billets de banque, pas de doute, j’arrive à destination: la maison du peuple (Volkshaus) où va débuter à 13h30 un forum intitulé l’Autre Davos. Une file d’attente déborde sur le trottoir. Aucun policier n’est visible. Des hélicoptères traversent le ciel. Belle ironie du sort, nous nous trouvons très exactement sous le plus court trajet menant de l’aéroport de Kloten à… la station de Davos!

Un badge rouge payé 3 francs suisses (soit dix mille fois moins que la contribution demandée à Davos) permet d’accéder à la grande salle. Le jeune homme qui m’indique le tarif s’en excuse presque en m’expliquant que la traduction simultanée coûte très cher. Autres prix cassés, 15 francs pour une nuit dans la City des bords de la Limmat, 25 francs pour deux nuits, 17 francs le menu du soir, 30 francs le trajet en car de Zurich à Davos et retour. Qui dit mieux?

Quelque cinq cents personnes ont pris place dans la salle. Mais qui peut ou veut bien se libérer un vendredi après-midi pour réfléchir à un autre monde possible? En majorité, de très jeunes gens et des retraités. De ma place, j’observe des tenues qui évoquent une garde-robe à la Deschiens: chemises à carreaux, gilets, gros pulls de laine, vestes de ski. De nombreux participants ont déjà revêtu les habits qui, le lendemain, doivent leur permettre d’affronter frimas et grenadiers. Zürich n’est qu’une étape dans la marche sur Davos.

A la tribune, une belle brochette de messieurs non cravatés, ça va de soi. Les idéologues prennent de l’âge. Seul le présentateur est en dessous de la cinquantaine. Il ouvre les feux avec la «bénédiction» apportée la veille par Moritz Leuenberger au World Economic Forum. «Une bénédiction pour qui? Une bénédiction, la fermeture des postes?» Le débat est lancé.

Pietro Basso, professeur à l’Université de Venise, Jörg Huffschmid, professeur à l’Université de Brème, Charles-André Udry, économiste de Lausanne, Chris Harman, historien britannique et François Chesnais, auteur français de «La mondialisation du capital»: autant d’orateurs passionnés qui viendront enflammer le micro de leurs propos dénonciateurs.

Suivront divers ateliers portant sur la mondialisation et ses répercussions sur la situation sociale des femmes, sur les organisations syndicales, le nouveau droit international, la politique d’armement, les migrations, la situation en Palestine et en Colombie.

C’est une banalité de constater qu’il est plus facile d’exprimer ce que l’on rejette (en l’occurrence: l’exclusion, les inégalités, l’uniformisation) que de clarifier ce que l’on prône. Le modèle alternatif à la mondialisation libérale reste à bâtir. Il a fallu attendre 21 heures et le message en vidéo de Pierre Bourdieu pour sortir d’un débat assez convenu entre convaincus et s’atteler à ce vaste chantier.

Essayer de restaurer l’utopie: voilà l’objectif du sociologue français qui constate qu’une des forces des gouvernements néo-libéraux, c’est précisément qu’ils tuent l’utopie. «Vous êtes les trouble-fête du grand show des maîtres du monde qui vont nous dire comment ils voient le monde qui subirait un processus fatal de mondialisation, adresse-t-il en guise d’introduction. Or cette mondialisation est le fruit d’une politique orchestrée qui a commencé aux Etats-Unis en 1979, avec la restauration des taux d’intérêt en guise de correction de la phase keynesienne.»

On entre alors, selon Bourdieu, dans «l’autonomisation du champ financier» qui va dès lors pouvoir tourner à vide, avec très peu d’interventions dans le champ industriel. Le problème consiste à en reprendre le contrôle. «L’introduction de la taxe Tobin ne suffit pas», précise-t-il. Il s’agit d’instaurer un contrôle permanent sur l’ensemble des processus qui aujourd’hui nous échappent.

Tâche d’autant plus difficile que «la politique de globalisation s’accompagne de dépolitisation.» Parvenir à faire passer la globalisation pour une fatalité est le produit d’une propagande menée par différents agents sociaux, parmi lesquels Bourdieu cite «les journalistes». Il s’agit donc de concevoir «une action politique capable de lutter contre cette dépolitisation». C’est au niveau des «banques centrales» que pourrait s’instaurer une reprise de contrôle. Le sociologue pense en particulier à la Banque centrale européenne. Pour cela, il faut disposer d’un mouvement social d’envergure, capable d’exercer une pression suffisante.

Pour inverser l’actuel contrôle, les ONG et leurs interventions polies ne suffisent pas. «Il faut une nouvelle forme d’action, dont un prototype est ce qui s’est passé à Seattle (…) C’est, dans un premier temps, au niveau européen que celle-ci doit s’organiser, car c’est là qu’on trouve les mouvements organisés tels que ceux qui ont pris l’initiative de ce meeting. En dépit de discordances, ils ont en commun une vision libertaire du monde social, le refus de l’autoritarisme, un profond internationalisme. Syndicats et associations doivent surmonter leur diversité pour se mobiliser.»

Il est impératif, poursuit-il, de surmonter les soldes du stalinisme que sont «le centralisme et l’autoritarisme organisationnel». Ce rassemblement dans un vaste mouvement social unitaire doit se doter d’organisations souples et proposer «une nouvelle utopie sociale à une échelle où elle donne prise (…) Il faut empêcher ceux de Davos de danser et de fêter en plaçant sur leurs têtes une épée de Damoclès.»

Bourdieu pense parvenir à ses fins en «mobilisant des gens déjà mobilisés, prêts à surgir en permanence, pas seulement lors de happening». La vidéo s’éteint et laisse place à une liaison directe avec Porto Alegre. L’heure avancée m’oblige à quitter les lieux pour la gare.

Dans la superbe rame des CFF baptisée «Permettre le Futur», le hasard veut que je prenne place sous une citation du Corbusier: «Nous sommes dans une ère de solidarité, non pas hélas encore, celle des cœurs sensibles, mais celle des brutaux moyens économiques et techniques. Là est la question.»

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Le site de l’Autre Davos: www.otherdavos.net