KAPITAL

La bataille de l’orthographe

Le monde professionnel se divise en deux catégories: ceux qui font des fautes d’orthographe et ceux à qui cela pose problème. Ces derniers n’ont pas dit leur dernier mot.

«Votre magasin sera fermer pour travau.» Les fautes d’orthographes envahissent notre communication quotidienne. Et cela s’explique notamment parce que les technologies de communication ont généralisé l’usage du texte: le téléphone s’utilise désormais bien plus pour écrire que pour parler. «Davantage de personnes sont amenées à écrire, et les niveaux de langue considérés comme inférieurs sont désormais aussi représentés», constate la linguiste Stéphanie Pahud, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne. Et en privilégiant l’efficacité (langage SMS, raccourcis, anglicismes), la jeune génération met de côté le bon usage de la langue, et le phénomène touche, de manière croissante, l’ensemble des catégories socio-professionnelles.

Cette évolution se répercute évidemment sur le monde du travail et pose problèmes aux chefs d’entreprise et aux responsables du personnel, confrontés quotidiennement à des e-mails bourrés d’erreurs, des bons de commandes remplis phonétiquement ou des dossiers de candidature illisibles. Chez beaucoup de jeunes actifs interrogés, on ne voit pas le problème: «Nous vivons à l’époque de la technologie, des SMS… Alors quand je dois rédiger un courrier électronique, je vais au plus vite, quitte à faire quelques fautes», dit ainsi Nicolas, 30 ans, employé dans le secteur informatique à Lausanne. Il reconnaît toutefois que cette approche l’a desservi à plusieurs reprises. «J’ai parfois l’impression d’être pris pour un imbécile parce que je ne rédige pas dans un français correct. Il m’est aussi arrivé de participer à des tests d’embauches où la moindre micro-faute était éliminatoire, ce que je trouve aberrant pour un domaine technique!»

Du laisser-aller dans les CV

Les recruteurs observent depuis quelques années un vrai laisser-aller dans les dossiers de candidature. «J’ai l’impression que nous avons aujourd’hui affaire à une génération moins sensible aux fautes, dit Joëlle Rossier, directrice d’un cabinet spécialisé dans le recrutement et le conseil RH actif sur l’arc lémanique. Pourtant, de la même manière qu’une personne qui se présente à un entretien doit soigner son apparence, maîtriser l’orthographe c’est faire preuve de son efficacité sur le plan de la communication et être certain de bien pouvoir se faire comprendre, y compris dans les secteurs techniques.»

«Un bon dossier de candidature contient zéro faute d’orthographe», renchérit Romain Hofer, directeur du marketing et de la communication chez Manpower. Mais il est évident que le niveau d’exigence en la matière dépend aussi du type de poste et du secteur d’activité.» Le géant du recrutement procède ainsi systématiquement à des tests pour les candidatures destinées à des postes impliquant de la rédaction. «Nous utilisons des exercices en ligne, mais aussi la relecture d’une lettre au format papier. Nous avons par ailleurs développé des outils spécifiques à certaines professions, par exemple des tests destinés exclusivement aux secrétaires médicales.»

«On ne pardonne pas les fautes d’orthographe dans notre domaine d’activité, dit Virginie Le Moigne, directrice de l’agence de communication lausannoise My Playground. L’orthographe est un marqueur identitaire, un élément essentiel pour les grandes marques avec lesquelles nous collaborons.» Elle remarque que le recrutement de candidats avec un bon niveau de français est devenu de plus en plus compliqué. «Quand je reçois un dossier de candidature sans la moindre faute, je me dis que c’est incroyable… C’est le monde à l’envers!»

Un secteur économique s’est développé ces dernières années, afin de permettre aux entreprises de faire face à cette évolution. La France (où le niveau en matière de rédaction est plus bas qu’en Suisse selon la dernière étude PISA) y fait figure de précurseur. On trouve désormais des coaches comme Anne-Marie Gaignard ou Bernard Fripiat, pour citer les plus connus, mais également une ribambelle de sociétés qui proposent cours individuels ou collectifs aux entreprises.

Des challenges orthographiques

Leader de ce marché, la société lyonnaise Woonoz, spécialisée dans les modules de e-learning, a lancé en 2008 le Projet Voltaire, une formation qui donne droit à une certification basée sur le modèle de l’examen d’anglais standardisé TOEFL. «L’idée de notre programme est née de la demande des entreprises elles-mêmes, explique Pascal Hostachy, son directeur. Il y a aujourd’hui une vraie préoccupation sur ce sujet. Les sociétés se montrent toujours plus soucieuses de leur image de marque, et constatent qu’elle est bien sûr véhiculée via les courriers électroniques envoyés par leurs collaborateurs aux clients, partenaires ou fournisseurs.»

L’an dernier, l’entreprise lyonnaise a établi plus de 15’000 certifications. Elle compte près de 400 entreprises clientes, ainsi que de nombreux établissements scolaires, y compris en Suisse. La mise en place d’un tel cours requiert néanmoins un certain doigté. Pas question pour les entreprises de compter les cancres avant de les forcer à s’inscrire à une remise à niveau. «Il y a une vraie gêne sur ce sujet, remarque Pascal Hostachy. Beaucoup de chefs d’entreprise se demandent comment s’y prendre pour dire à un collaborateur qu’il est mauvais en orthographe.» Projet Voltaire propose ainsi la mise en place d’exercices en libre accès, voire l’organisation de «challenges orthographiques» censés forger l’esprit d’équipe.

Un passage obligé?

En Suisse aussi, on trouve désormais ce type de formations. Créé en janvier 2014, l’institut lausannois ‘Les points sur les i’ propose des cours ciblés pour les cadres et dirigeants d’entreprises, ainsi que des cours collectifs pour les services administratifs ou les départements de marketing ou communication. «Je me suis lancée en remarquant que l’orthographe n’est pas une affaire strictement scolaire, elle peut empoisonner la vie professionnelle de bien des gens, explique sa directrice, Sylvie Caputo. Notre culture francophone véhicule confusément l’idée que c’est toute notre crédibilité intellectuelle qui est en jeu dans la maîtrise de l’orthographe. Peut-être parce qu’elle est intimement liée à l’expression et donc, dans une certaine mesure, avec la communication, promue valeur suprême dans notre société.»

«Derrière cette exigence, on perçoit aussi une question implicite: pourquoi faut-il réapprendre en entreprise ce qui devrait l’être à l’école, remarque Sylvie Caputo. Mais c’est un autre débat…» Suivre un cours en orthographe serait-il devenu le passage obligé pour qui se lance dans le monde professionnel? Non, répond la linguiste Stéphanie Pahud: «Le plus important pour quelqu’un qui veut maîtriser le français écrit est d’identifier la nature de ses lacunes, et de trouver des moyens d’auto-correction. Cela peut-être un coach en orthographe ou une certification, mais il y aussi des solutions pour initier ce processus, collecter des outils, et surtout prendre confiance.» L’utilisation d’un correcteur orthographique analysant les erreurs commises, tel qu’Antidote, ainsi qu’une pratique plus assidue de la lecture constituent d’autres pistes d’amélioration.

D’autres préfèrent s’en remettre à des solutions plus pragmatiques: «Nous avons pour principe que tous les courriers importants passent par notre secrétariat, explique Jean-Marc Rogivue, directeur de Bühler Entreprise Monthey. Mais il arrive souvent qu’un ingénieur demande à une secrétaire de lui préparer ses emails. Sur ce point, nous sommes assez conservateurs: la secrétaire reste la clé du succès!»
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ENCADRE

Des chiffres (d’affaires) et des lettres

Les fautes d’orthographe engendreraient chaque année des millions de francs de pertes. C’est la conclusion d’une étude menée par la plateforme de traduction et de rédaction TextMaster, qui estime par ailleurs que plus de 90% des e-mails envoyés par des entreprises à leurs clients contiendraient au moins une erreur orthographique. D’après les auteurs de l’enquête, «une seule faute d’orthographe peut avoir un impact sur la réalisation d’une vente ou d’un partenariat, et plus généralement sur l’image de l’entreprise».

Une autre analyse, publiée en 2011 par des journalistes de la BBC, chiffre également les pertes en millions. Le problème toucherait prioritairement les entreprises actives sur le web, une faute d’orthographe «pouvant diviser par deux les ventes d’un site de e-commerce».

Les fautes peuvent même couter la vie à une entreprise: c’est l’amère expérience faite par la société anglaise Taylor & Sons, qui a dû mettre la clé sous la porte à cause d’un «s» en trop. En 2009, Companies House, l’organisme en charge du registre du commerce et des sociétés au Royaume-Uni, avait annoncé sa liquidation, alors que la nouvelle concernait une entreprise quasi-homonyme basée à Manchester, Taylor and Son.

La société d’ingénierie mise en cause à tort, ne s’est jamais remise de cette erreur: après que l’ensemble des organismes de crédit et des fournisseurs lui aient tourné le dos en seulement quelques semaines, Taylor & Sons a dû licencier ses 250 employés. L’affaire s’est soldée il y a six mois par la condamnation de Companies House à verser 9 millions de livres (14 millions de francs suisses) aux dirigeants de l’entreprise lésée.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.