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Un phare de la pensée au salon du livre

Fallait-il vraiment inviter la Russie de Poutine et son quelque peu philistin ministre de la culture, Vladimir Medinski? Poser la question, c’est déjà risquer l’infamante accusation de russophobie. Jugeons néanmoins sur pièce.

Guy Mettan peut être rassuré: le très poutinomane député, journaliste et essayiste genevois qui débusque des russophobes partout, y compris depuis Charlemagne, peut constater que dans sa bonne ville, une institution au moins échappe à l’épidémie: le Salon du livre et de la presse. Lequel a eu l’excellente idée d’inviter la Russie et son ministre de la culture, Vladimir Medinski. A moins que Guy Mettan y soit pour quelque chose.

Pas n’importe qui, ce Medinski. En poste depuis 2012, l’homme présente à la tête de son ministère un bilan plus qu’époustouflant. Citons d’abord la très nécessaire loi interdisant au cinéma, au théâtre, dans les médias et les lectures publiques l’usage du «mat». Autrement dit l’argot populaire, qui a le tort de briller par une très inventive vulgarité. La loi s’applique également au doublage et sous-titrage des films étrangers dans les cinémas russes.

Autre loi, celle du 30 juin 2013, visant à «préserver les enfants d’informations faisant la propagande du rejet des valeurs familiales traditionnelles» et punissant «la propagande des rapports sexuels non traditionnels». Pour chaque tranche d’âge, des interdictions particulières sont fixées, qui condamnent éditeurs, cinéastes, libraires et autres acteurs culturels à l’autocensure. Avant dix-huit ans, impossible, dans le monde idéal de Monsieur Medinski, d’entendre parler de sexe, de guerre, de violence. Pour les plus petits, on évitera même toute allusion à la mort et à la maladie.

La politique de subventions du ministère russe de la culture s’est ainsi drastiquement resserrée et affinée: «Les fleurs peuvent pousser, mais nous n’arroserons que celles qui nous plaisent, ou bien celles que nous estimons utiles», résume sobrement le ministre. On assiste au grand retour des films de commande, avec un cahier des charges précis: vanter «la gloire militaire de la Russie» ou encore «les valeurs éternelles comme fondement du code culturel national: famille, tradition, amour et fidélité».

Interdit de diffusion en revanche, un long métrage de Rouslan Kokanaïev, racontant la déportation des Tchétchènes en Asie centrale par Staline en 1944. «Falsification historique et incitation à la haine raciale», a tranché le ministère. Titre du film. «Ordre d’oublier»!

Monsieur Medinski ne goûte pas trop non plus l’art contemporain qui peut se résumer selon lui à trois catégories: «Le barbouillé, le froissé et l’incompréhensible.» Une telle dose de philistinisme dans la bouche d’un ministre ne s’était pas vue depuis au moins Goebbels.

Vladimir Medinski se montre plus enthousiaste quand il évoque sa chère culture russe qui «a conservé non seulement les valeurs chrétiennes premières de la culture européenne, desquelles l’Europe elle-même s’éloigne depuis quelques dizaines d’années, mais aussi toute la palette de ses traditions populaires. Ces traditions, en Russie, ne se mélangent pas dans le ‘melting-pot’ des ethnies.» On est heureux de l’apprendre.

Fallait-il vraiment inviter cet homme-là, ce phare de la pensée, ce grand ami de la liberté créatrice? Fallait-il vraiment inviter la Russie poutinienne et son cortège d’écrivains officiels, propagandistes du séparatisme russe en Ukraine?

On se gardera bien de répondre, histoire d’éviter le piège de la russophobie galopante. Mais non sans remarquer que confondre russophobie et rejet de ce nationalisme poutinien plutôt obtus, si cher aux extrêmes-droites européennes, c’est un peu comme confondre islamophobie et lutte contre le terrorisme.