Loi sur l’alcool vidée de son contenu, autorisation donnée aux vieux conducteurs, même inaptes, de rouler encore: un étrange vent libertaire souffle sur la Confédération.
Il y a une semaine, s’en souvient-on, le Conseil national, à la colère des empêcheurs de boire en rond, et emmené par le Valaisan — mais c’est sans doute pur hasard — Christophe Darbellay, asséchait la révision de la loi sur l’alcool et sa foule d’interdits nouveaux. Aujourd’hui c’est l’Office fédéral des routes (OFROU) qui songe à autoriser, sous certaines restrictions, les vieux conducteurs plus vraiment en état, à continuer néanmoins à tenir un volant.
Quel rapport entre ces deux péripéties? Sans doute aucun. Sauf qu’il faut bien constater, dans les deux cas, que fonctionnaires et élus du peuple savent, quand il le faut, quand ils le veulent bien, se montrer carrément risque-tout et étrangement libertaires. Pour les uns comme pour les autres, un seul mot d’ordre: à fond les ballons.
Rien donc ne semble plus soudain leur faire peur. C’est bien la majorité bourgeoise du parlement, d’ordinaire plutôt frileuse et souvent scrogneugneu, qui a balayé toutes les entraves à la picole, même raisonnables, suggérées dans la nouvelle législation.
Ces dangereux boit-sans-soif siégeant sous la coupole ont par exemple refusé la restriction de la publicité sur l’alcool. Refusé l’instauration d’un prix minimum pour les alcools forts. Refusé l’interdiction des happy hours. Refusé l’interdiction de la vente de bibines entre 22 et 6 h. Comme le soulignait Christophe Darbellay, «l’enfer est pavé de bonnes intentions». Entre deux apéros, c’est sûr.
Quant à l’OFROU, on l’a dit, il imagine, lorsque les tests obligatoires pour les automobilistes de plus de 70 ans s’avèrent «légèrement négatifs», d’autoriser quand même les grabataires — qui la vue basse, qui la jambe raide, ou l’attention fléchissante — à conduire, mais sous restriction d’horaire, de périmètre, de distance et à bord de véhicules éventuellement adaptés.
Pourquoi pas? Bon, une statistique hospitalière au moins a échappé à l’OFROU, qui ne peut pas penser à tout, comme elle avait d’ailleurs échappé au Conseil national lors du débat sur l’alcool, les élus s’étant surtout focalisés sur la cuite-minute chère à nos adolescents: les vieux en réalité se biturent plus que les jeunes. 90% des personnes admises à l’hôpital pour abus d’alcool, nous dit l’Office fédéral de la statistique, ont plus de 23 ans — les 65-74 ans arrivant en tête de toutes les tranches d’âge. La consommation des vieux poivrots serait ainsi «chroniquement» excessive, tandis que celles des jeunes intoxiqués ne le serait que «ponctuellement». Qui sait si l’OFROU n’en aurait pas conclu qu’un vieux beurré «chroniquement» tiendra mieux la route qu’un jeune torché «ponctuellement»?
Il est à remarquer aussi que cette fleur faite aux conducteurs plus âgés déchaîne l’indignation du café du commerce ou de ce qui en tient lieu, par exemple le site du Matin. «Soit on est apte, soit on ne l’est pas», tranche péremptoirement la doxa. Ou encore: «C’est bien, on va laisser des gens reconnus inaptes tenir un volant, rouler près de chez eux, là où se trouvent piétons et enfants.»
Il en est même qui s’indignent du fait qu’envers une autre catégorie de conducteurs présentant un déficit d’attention et des réflexes ralentis — à savoir ceux qui conduisent sous l’influence de l’alcool — il n’y aura pas de pitié: «C’est l’amende + retrait. Voire la prison. Quelle logique!»
Tout cela semble d’une logique au contraire impitoyable: celle de la permissivité. Ici, pas de restriction sur l’alcool — un laxisme parlementaire sans doute aidé par la main généreuse des lobbys de la gnôle et autres pinardiers. Là le feu vert donné aux têtes chenues de jouer encore les Monsieur Tut Tut et les Madame Pouet Pouet.
Enfin, pour rendre compte à la fois de la hargne que déclenche la conduite autorisée des vieux chauffards et cette tendance soudaine des autorités à promouvoir en matière d’alcool le risque et la liberté au détriment de la sécurité et de la santé, on pourrait citer la question que Régis Debray inscrit au début de son dernier opuscule, «Le bel Age»: «Un pays frileux et à l’âme vieillissante est-il condamné au culte de la jeunesse?»