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Abus d’obus

D’un côté, le Conseil fédéral prolonge le statut des réfugiés ukrainiens. De l’autre, il refuse des munitions à Kiev. Une schizophrénie dont se repaît l’UDC.

Pourquoi réclamer ce que l’on a déjà? En lançant leur initiative populaire en faveur d’une neutralité stricte, l’UDC et l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) vilipendent l’outrecuidant manichéisme d’une Confédération qui s’obstinerait à voir, dans la guerre en Ukraine, des bons et des méchants. Or, qui sait? Les Ukrainiens n’auraient-ils pas un peu cherché leur invasion par les Russes?

Pourtant, dès qu’il s’agit de guerre concrète sur le sol ukrainien, la sainte neutralité suisse est bel et bien à l’œuvre. Elle refuse à l’Allemagne des munitions pour les chars de défense antiaérienne Gepard, que Berlin livre à Zelensky. Refus basé précisément un principe clair de neutralité: pas de réexportation de matériel de guerre suisse vers une zone de conflit.

L’Allemagne accueille poliment ce refus. Poliment mais non sans expliquer les conséquences sur le terrain de cette tiédeur suisse. Les munitions pour les chars de défense antiaérienne seraient utilisées en premier lieu «pour repousser les attaques aériennes contre les bateaux chargés de blé dans les ports ukrainiens. Si cela échoue, cela aura pour conséquence finale de plonger 190 millions de personnes dans le monde dans la famine».

Voilà donc la Suisse neutre habillée pour l’hiver, le long hiver ukrainien, dans le costume d’un affameur mondial. Une neutralité, on le voit bien, qui sert de facto les intérêts russes, en l’occurrence ici le chantage aux céréales. Pas besoin d’être grand diplomate pour comprendre que dans un conflit où il y a si clairement un agresseur et si clairement un agressé, la posture de neutralité équivaut à un soutien effectif à l’agresseur. Comme si aucune leçon n’avait été retenue des atermoiements confédéraux durant la période 39-45.

Concrètement, il s’agit de 12’500 obus de fabrication suisse que l’Allemagne aimerait réexporter vers l’Ukraine. Des munitions aussi considérées comme très efficaces pour parer les attaques d’infrastructures civiles que mènent les Russes par drones iraniens interposés.

Pour motiver son refus, le Conseil fédéral, on l’a dit, invoque la législation sur le matériel de guerre, qui prohiberait une telle réexportation. Ce qui n’est, semble-t-il, juridiquement même pas exact, selon Thomas Cottier, professeur émérite de droit international économique à l’Université de Berne. Lequel explique dans «Le Temps» que la législation prévoit des circonstances exceptionnelles permettant d’autoriser l’Allemagne à envoyer des obus suisses en Ukraine. Et même que la Suisse pourrait expédier directement du matériel de guerre vers Kiev sans malmener le droit, et que donc refuser des munitions à l’Ukraine n’est pas un choix juridique, mais politique.

On voit donc à l’œuvre ici précisément cette neutralité rigide que réclame à grands cris l’UDC. Le Conseil fédéral a d’ailleurs retoqué un plan proposé par son ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis, et défendant l’idée d’une «neutralité coopérative» qui aurait permis de participer activement à l’aide militaire internationale pour l’Ukraine.

Dans le même temps, le même Conseil fédéral, avec une schizophrénie qui lui est habituelle, prolonge le statut S des réfugiés ukrainiens en Suisse. Parce que, explique Karine Keller-Sutter: «L’armée russe attaque aussi des infrastructures critiques, comme les centrales électriques. Les Ukrainiens doivent s’attendre à avoir froid cet hiver.» Surtout s’ils sont en manque de munitions pour protéger les dites infrastructures critiques. Bref, ce qui s’appelle se tirer un obus dans le pied.

Mais l’UDC évidemment trouve que soutenir les réfugiés ukrainiens, c’est encore trop.  Le conseiller national Jean-Luc Addor dénonce «l’annonce hâtive du Conseil fédéral, alors qu’il n’y a pas d’urgence particulière». D’ailleurs ses amis russes l’ont répété maintes fois: non seulement il n’y pas d’urgence particulière, mais même pas de guerre. Juste une «opération spéciale» et quasi humanitaire.

C’est ainsi que les promoteurs de l’initiative sur la neutralité le proclament fièrement: «La Suisse ne doit pas se concentrer sur le conflit ukrainien. Elle ne doit pas suivre aveuglément les autres. Elle ne doit pas être une marionnette de l’UE ou des États-Unis.»

Tout est dit. Ainsi comprise, la neutralité suisse choisit de faire le jeu d’autocraties et de théocraties comme la Russie et l’Iran, plutôt que de défendre les répugnantes notions de liberté et de démocratie avec l’infâme camp occidental.