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La footophobie, ou l’art de l’autogoal

Boycotter la Coupe du monde au Qatar, c’est facile. Surtout quand on se trompe grossièrement de cible et qu’on punit ceux qui n’y sont pour rien. La preuve par Genève.

C’est entendu, la Coupe du monde au Qatar est une aberration. Mais avant tout une aberration sportive. Octroyer l’organisation d’un évènement de cette ampleur à un pays minuscule où les conditions météorologiques rendent impossible une pratique normale du football et où n’existe aucune tradition du ballon rond, n’avait évidemment aucun sens.

Contrairement à la Russie de Poutine, qui, on s’en souvient, s’était vue attribuer la Coupe du monde 2018 le même glorieux jour que le Qatar avait obtenu l’édition 2022. La Russie compte en effet une tradition footballistique de plus d’un siècle, et des millions de passionnés. Sans compter que le mois de juin dans ce coin-là du monde se révèle un moment à peu près parfait pour gambader dans l’herbe.

La gauche d’ailleurs, qui s’avise soudain, à trois semaines du coup d’envoi, d’un boycott de la manifestation qatarie n’y avait pas pensé pour la Russie qui pourtant en 2018 avait depuis longtemps envahi la Crimée ukrainienne. Mais c‘est néanmoins en brandissant une notion de droits humains, transformée en fourre-tout où se côtoient, sans hiérarchie aucune, empreinte environnementale, place des femmes et des minorités LGBT, et décès des ouvriers chargés de construire les infrastructures, qu’elle nous prie de renoncer à cette grand-messe.

À Genève, les organisateurs de la fan zone ont jeté l’éponge. L’agence événementielle NEPSA raconte en effet avoir reçu une palanquée de doux messages, du genre «honte aux organisateurs de cette fan-zone, vous êtes des assassins», «criminels», «fachos», «collabos», et trouve qu’il aurait mieux valu peut-être s’attaquer «aux véritables responsables de ce type d’événement», à savoir la FIFA.

Ce n’est en effet pas tant la Coupe du monde qu’il faudrait boycotter, que les responsables du Qatar qui l’ont achetée et ceux de la FIFA qui la leur ont vendue. En commençant plutôt par la FIFA, vu qu’elle n’a pas de précieux gaz à nous vendre…

Rappelons à cet égard que cette Coupe du monde doit beaucoup à notre Sepp Blatter national, natif de Viège et alors patron de la FIFA, et que son successeur Gianni Infantino –qu’on a pas été cherché bien loin puisqu’il est né à Brigue–, est du même bois, osant pronostiquer que «le Qatar offrira la meilleure Coupe du monde de tous les temps». Personne pourtant n’a encore eu la stupidité de proposer le boycott du Haut-Valais.

Notons que les mêmes qui s’indigent du raout sportif qatari n’arrivent pas à condamner le port du voile islamique au moment où des femmes en Iran se font massacrer à cause de ce bigot bout d’étoffe. Que les mêmes n’ont pas été gênés quand le même Qatar déroulait le tapis rouge à l’islamiste Tariq Ramadan, ni que ce pays soit une des bases principales des Frères musulmans et se retrouve régulièrement accusé de financer des organisations de nature terroriste.

S’agissant des 6500 morts sur les chantiers de stades, la réponse conjointe du Qatar et de la FIFA vaut sans doute son pesant  d’hypocrisie, expliquant le nombre de décès par «la chaleur, la maladie, des accidents non liés au Mondial», mais elle n’est pas dénuée de tout fondement: à cette aune c’est toute la ville de Doha, surgie artificiellement du désert, qu’il faudrait remettre en cause. Ce n’est pas le football qui tue, mais le BTP par 50 degrés.

La footophobie soudaine de la gauche pose un autre problème. Le charismatique footballeur retraité Eric Cantona, pour expliquer qu’il ne regarderait «pas un seul match», pose cette question: «Combien de milliers de morts pour construire ces stades, pour au final quoi, amuser la galerie…» Sauf que la galerie, ce sont des milliards de gens qui n’ont pour la plupart pas une existence aussi intéressante et variée que celle d’Eric Cantona et pas les moyens de se la payer.

Or miracle, une  voix s’est élevée à gauche pour dénoncer cette inconséquence. Youniss Mussa, jeune député PS au Grand Conseil genevois, décrit ainsi dans le Temps les appels au boycott: «Alors que cela devait être un événement populaire et gratuit, une partie de la gauche est parvenue à imposer un sentiment de culpabilité collectif. Une partie de la population est punie et infantilisée.»

Le même Youniss Mussa résume brillamment dans la foulée les dérives qui font que la gauche n’est plus tout à fait la gauche, mais désormais une suite ininterrompue de prurits idéologiques venus des beaux quartiers: «Ma gauche n’est pas synonyme de décroissance, d’interdiction et d’ennui. Elle doit faire rêver, interroger sans moraliser. Beaucoup de bobos tuent la vie sociale de ceux qui ne peuvent pas voyager comme eux, et qui se divertissent à moindre coût. Interdire de consommer –je pense au débat sur la viande chez Les Verts–, de partir en vacances, et vendre la fin du monde en bricolant des projets qui n’auront aucun impact global, ce n’est pas un pari gagnant.»

On pourrait même y voir une forme crasse d’autogoal.