CULTURE

Helvetica en arabe

L’informatique et la mondialisation ont forcé des régions du monde avec une forte tradition calligraphique à adopter la culture typographique occidentale. Un impérialisme des signes, dénoncé par certains typographes.

En 2012, l’aéroport de Dubaï a eu droit à un relooking. Pour sa nouvelle signalétique, le hub a choisi la typographie Frutiger, un classique du genre que le Suisse Adrian Frutiger avait conçu pour l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle à Paris en 1977. A Dubaï, ce ne sont toutefois pas uniquement les caractères latins qui sont visibles dans cette police, mais aussi les informations en arabe. Véritable hybride, la Frutiger Arabic est une typographie qui emprunte la clarté et la sobriété à sa parenté latine, combinée au style calligraphique arabe. Elle apparaît comme une police fonctionnelle, singulièrement moderne par rapport à l’idée qu’on se fait d’une écriture arabe très ornementale.

On doit à la typographe libanaise Nadine Chahine la maternité de ce compagnon de la Frutiger. Elle l’a dessiné en 2004 sur commande de l’Université américaine de Beyrouth avec la bénédiction du maître helvétique, qui a supervisé ses travaux. Designer chez Linotype, la grande fonderie allemande, Nadine Chahine fait partie des spécialistes des adaptations de classiques de la typographie occidentale. On lui doit également les versions officielles arabes de Neue Helvetica et de Univers.

Ces exercices d’hybridations entre des formes d’écritures a priori incompatibles peuvent s’avérer compliqués. La typographe indique ainsi qu’elle a bûché pendant trois ans pour développer sa Frutiger Arabic. «En pratique, il s’agit d’observer la fonction d’une police de caractères. A partir de cette analyse, je cherche le style arabe capable de remplir ce rôle. Durant le processus de design, il faut tenir compte du rythme et de la texture propres aux deux écritures», explique-t-elle.

Les expériences de greffes entre tradition typographique occidentale moderne et écritures exotiques se multiplient à travers le monde. Ainsi, la police Helvetica possède désormais des variantes en cyrillique, en hébreu, en chinois, en japonais ou en coréen. «J’ai commencé à travailler sur des familles de polices de caractères arabes et latins en 2003. A cette époque, les besoins en typographies hybrides existaient déjà, mais personne n’y répondait. Cette pratique connaît un essor considérable depuis cinq ans», confirme Nadine Chahine.

Les demandes pour de tels jeux de caractères proviennent pour l’essentiel d’organisations actives sur plusieurs continents. Les entreprises multinationales, les aéroports ou encore les organisations internationales cherchent à unifier leur communication en proposant des typographies parentes dans des écritures différentes. Elles emploient ces hybrides en association avec les versions latines, à l’exemple de la banque Emirates NBD avec la Frutiger ou de la chaîne d’information Sky News Arabia avec l’Helvetica Neue. Lorsqu’ils se suivent sur un logo ou un panneau indicateur, ces signes issus d’écritures différentes apparaissent indéniablement comme des membres d’une même famille.

Cette volonté d’universaliser le langage typographique témoigne du triomphe de la tradition occidentale. «Il existe une fascination énorme pour notre culture typographique. On voit émerger des générations de typographes dans des pays comme la Chine, qui ont pourtant une histoire du geste calligraphique très ancrée», remarque Ruedi Baur, designer enseignant à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD) et responsable de la signalétique du Centre Pompidou à Paris, ou d’aéroports comme celui de Cologne-Bonn et de Vienne.

Dans le monde arabo-musulman, des entraves économiques, culturelles et religieuses ont retardé l’avènement de la typographie. Les copistes formaient une puissante corporation qui a empêché longtemps la diffusion de l’imprimerie. Par ailleurs, l’écriture arabe s’apparente à bien plus qu’un outil de communication, car elle est liée à la parole de Dieu à travers le Coran. L’imprimerie n’a ainsi commencé à remplacer l’écriture manuscrite qu’au XIXe siècle. Par ailleurs, l’arabe pose des problèmes techniques en raison de ses ligatures et de lettres dont le tracé varie selon leur position dans le mot. La calligraphie arabe se distingue ainsi par deux styles différents: le kufi, d’aspect très géométrique, et le naksh qui est plus arrondi. Le premier sert traditionnellement à écrire des titres et de grandes enseignes; le second, plus fluide, est employé principalement pour les textes. Le style naksh a beaucoup souffert de la transition vers la typographie en perdant sa subtilité et son élégance.

L’informatique et internet rendent pourtant nécessaires les développements de la typographie dans le monde entier. A l’image de Nadine Chahine, une jeune génération s’attelle à combler le retard en créant soit des polices de caractères inspirées de la calligraphie traditionnelle, soit des compagnons de polices latines. «Il existe un marché pour ces deux types de produits», assure Nadine Chahine.

Ne faut-il cependant pas voir dans ce développement une forme d’impérialisme occidental? «C’est toujours l’Helvetica qu’on prend comme modèle et non pas d’autres écritures. A travers ces adaptations, on gomme les spécificités régionales. Par exemple, les idéogrammes chinois sont très complexes. Quand on les passe à travers une matrice latine, ils perdent leur identité. Le processus peut fonctionner sur quelques caractères, mais dans l’ensemble, on entre dans un compromis constant», constate Ruedi Baur.

Nadine Chahine voit les choses de manière plus nuancée: «Le modèle pour le design graphique n’est pas le latin mais la fonction que le compagnon latin remplit. Ces polices de caractère créent un dialogue entre les écritures en permettant à des marques de présenter la même personnalité quelle que soit la langue dans laquelle elles s’expriment. On pourrait parler d’occidentalisation, si l’on cherchait à forcer des écritures à faire quelque chose qu’elles ne sont pas censées faire. La source d’inspiration de mon travail est l’héritage calligraphique arabe et les rues de Beyrouth.»

Ces typographies hybrides fonctionnent généralement mieux en typographie titre qu’en texte. Elles posent en effet souvent des problèmes d’occupation de la page. «On estime qu’une belle typographie ne laisse pas de trou dans la page de texte et qu’elle génère de beaux niveaux de gris. Or, il est difficile de travailler avec l’arabe pour qu’il crée de belles surfaces grises. On doit parfois tellement compresser les lettres qu’on anéantit leur singularité», ajoute Ruedi Baur.

Dans l’histoire de la typographie, l’ambition universaliste n’est pas une affaire récente. Les noms de certaines typographies comme l’Univers d’Adrian Frutiger, ou la DIN qui dérive de l’acronyme de l’Institut allemand de normalisation (Deutsches Institut für Normung) témoignent de cette aspiration totalisante. Le Bauhaus a largement contribué à cette vaste entreprise de normalisation des signes. Herbert Bayer, le responsable du département imprimerie de l’école de Dessau entre 1925 et 1928, a ainsi dessiné l’Universal, une police débarrassée de toute cursivité et censée se réduire à sa seule fonction. Dans cette optique, les caractères ne sont plus censés figurer le texte mais le donner à lire. De par son manque de lisibilité évident, l’Universal démontrait toutefois l’échec de cette vision radicale. Aujourd’hui, le programme normatif au niveau typographique est porté par le consortium Unicode qui cherche à coder les caractères dans toutes les langues et les écritures afin de permettre des échanges de fichier au niveau mondial sans l’apparition de signes cabalistiques. A l’heure actuelle, le standard couvre 109’000 caractères dans 93 écritures.

Partisan de la singularité, Ruedi Baur a dirigé un projet de recherche financé par le Fonds national suisse sur la cohabitation des signes. «Cette étude consistait à réfléchir à des caractères, non pas de manière isolée, mais en relation avec d’autres cultures tout en considérant que l’égal n’est pas forcément intéressant.» Parmi les recherches et les expériences menées lors de cette étude, il a piloté une hybridation inverse, qui prenait pour point de départ la calligraphie chinoise. «On arrivait à des caractères latins proches des lettres gothiques!» s’amuse le typographe genevois. Une nouvelle recherche FNS va se consacrer à la cohabitation du latin et de l’arabe, en considérant l’arabe non pas comme une écriture mais comme un continent où existent différentes manières d’aborder l’écrit du Maroc au Pakistan.

Le designer voit dans la tendance actuelle des marques de luxe qui créent de petites enseignes spécifiques pour certaines régions du monde un retour aux particularismes qui pourrait influencer aussi la typographie. Les avancées techniques pourraient aussi redonner une actualité à la calligraphie. «La guerre technologique qui a opposé le Japon avec le fax et les Etats-Unis avec internet avait aussi pour but côté japonais de sauver leur tradition calligraphique. Ils ont perdu une bataille, mais peut-être pas la guerre, car avec le digital, on arrivera bientôt à une complexité de dessin digne du fax.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 5).