TECHNOPHILE

La Suisse passe-t-elle à côté de la révolution des smart watches?

Les géants mondiaux de l’électronique comme Sony et Motorola investissent le secteur horloger avec des montres connectées aux téléphones mobiles. Les constructeurs suisses ne semblent pas s’en inquiéter.

Un coup d’œil au poignet suffit désormais pour lire un SMS, un tweet ou un statut Facebook. A l’heure d’internet et des smartphones, la montre est devenue l’accessoire indispensable au téléphone portable — du moins aux yeux de certains géants mondiaux de l’électronique comme Motorola et Sony. Le constructeur japonais a présenté au dernier salon électronique de Las Vegas sa SmartWatch, aujourd’hui commercialisée sur les marchés internationaux et en Suisse. Ciblant les consommateurs — de plus en plus nombreux — qui dégainent leur téléphone de manière compulsive pour vérifier leurs emails, le modèle avertit notamment son propriétaire en cas d’appel ou de courrier électronique, via une connexion Bluetooth.

Avec son petit écran tactile au design soigné, la SmartWatch de Sony permet également, pour 150 dollars, de piloter depuis le poignet l’écoute de musique sur son smartphone, ainsi que de consulter en un clic la météo, le cours de la bourse ou sa galerie de photos, grâce à un système d’applications téléchargeables. De son côté, le modèle phare de Motorola, baptisé MotoActv, vendu au même prix que celui de Sony, s’adresse plus spécifiquement aux adeptes du jogging, permettant de calculer la distance parcourue grâce au GPS intégré, et d’enregistrer le rythme cardiaque. De nouvelles fonctionnalités peuvent en outre être installées sur ces montres par des développeurs indépendants.

Dans l’ombre de ces géants, de plus petites structures, comme les Italiens de I’m Watch — qui proposent un modèle à 15’000 dollars, en or et diamants – et les Américains de Pebble — qui ont levé 10 millions de dollars par crowdfunding, entendent également percer sur ce marché. Muni d’un micro et d’un haut-parleur, le modèle de I’m Watch permet même de téléphoner directement depuis son poignet.

Jamais le vieux rêve de recevoir des informations en temps réel sur sa montre n’avait ainsi paru aussi concret. Ce fantasme alimente l’imaginaire collectif depuis des décennies: dès les années 1940, le fameux détective de bande dessinée Dick Tracy luttait contre le crime grâce aux communications radio qu’il captait au poignet. Ce marché attire les plus grands: Google aurait ainsi déposé un brevet de montre intelligente. Et l’un des rêves des aficionados d’Apple reste le lancement d’une «iWatch» au design pointu. Le iPod nano, qui peut déjà s’enrouler autour du poignet (mais n’est pas connecté au téléphone) ne préfigure-t-il pas l’avènement proche d’un tel modèle?

L’arrivée de ces géants pose un nouveau défi à l’industrie suisse et notamment au champion de l’entrée de gamme, le Swatch Group avec sa mythique montre éponyme. Sa domination s’est quelque peu effritée avec l’émergence rapide de marques étrangères, comme les Belges de Ice-Watch. Et si la montre connectée devenait réellement une extension indispensable du téléphone portable — statut qu’elle est encore loin d’avoir acquis, le groupe aurait une sérieuse concurrence à affronter.

«Ce qui est intéressant, c’est que ces montres intelligentes ne sont pas fabriquée par des horlogers, souligne Pierre-Yves Donzé, un spécialiste suisse de l’histoire horlogère qui enseigne à l’Université de Kyoto au Japon. Les marques japonaises comme Sony n’arrivent pas à faire face à la concurrence de Samsung et des fabricants coréens dans le secteur électronique. Elles investissent donc dans de nouveaux débouchés et voient du potentiel dans l’horlogerie.» Malgré les difficultés que rencontrent son industrie électronique, le Japon reste un poids lourd de l’innovation: «Contrairement aux sociétés suisses, les marques japonaises sont presque exclusivement dirigées par des ingénieurs. Depuis les années 1990, elles ont livré quantité de nouveautés: les montres à énergie solaire, les montres GPS ou encore les mouvements hybrides de Seiko.»

Mais la partie n’est pas encore gagnée pour les smart watches, car les défauts techniques restent nombreux à surmonter sur un produit aussi peu mature. Analyste à la banque Vontobel à Zurich, René Weber mentionne un problème d’ergonomie: «Une montre est trop petite pour lire des messages. Aujourd’hui, la tendance est plutôt inverse: regardez les smartphones de Samsung, ils ne cessent d’augmenter de taille.» Certains critiques mettent en avant des problèmes de compatibilité: la Sony SmartWatch fonctionne uniquement avec des téléphones sous système d’exploitation Android. D’autres se plaignent de difficultés à la synchronisation, de problèmes de lisibilité en extérieur, d’interruptions de la connexion Bluetooth si l’on éloigne trop le poignet du téléphone portable et d’une autonomie de batterie limitée.

Surtout, les smart watches n’ont pour l’heure pas remporté la bataille de la communication, et ne tiennent pas la comparaison face aux campagnes massives des marques horlogères suisses: «Les Japonais sont très faibles en marketing, poursuit Pierre-Yves Donzé. Même moi qui vis au Japon, je ne connaissais pas ces modèles avant qu’un collègue n’en achète un…» En Suisse non plus, le lancement de la SmartWatch de Sony n’a pas vraiment fait de vagues, et le grand public ne se presse pas pour se la procurer.

Malgré la force de frappe technologique de constructeurs comme Sony et Motorola, l’arrivée de leurs montres intelligentes ne semble guère inquiéter les horlogers suisses. Premier concerné, le Swatch Group ne s’étend pas sur le sujet: «Ces produits sont pour le moment peu nombreux, il s’agit d’un tout petit pourcentage du marché», explique Béatrice Howald, porte-parole. Et de rappeler que l’une des entités du géant horloger, EM Microelectronic-Marin, est le leader des circuits intégrés «bluetooth smart»: «Il est évident que par exemple Swatch et Tissot vont à terme profiter de cette constellation.» A quelle échéance et pour quelle application? No comment. De manière quelque peu ironique, l’une des dernières-nées de Swatch, la Touch, a une apparence proche d’une smart watch, avec un écran tactile LCD…mais pas de connexion Bluetooth. Chez Tissot, on explique n’avoir pour l’heure aucun projet dans ce domaine et ne pas ressentir de concurrence.

Il faut dire que le Swatch Group connaît le terrain. Il s’était lui-même lancé dans plusieurs aventures de montres connectées, sans rencontrer le succès escompté, rappelle René Weber: «Le modèle Paparazzi lancé avec Microsoft en 2004, qui permettait de recevoir des informations par MSN au poignet, n’existe plus. Et la Swatch Access, munie d’une puce RFID (ndlr identification par fréquences radio) pour accéder aux domaines skiables, n’a pas été couronnée d’une immense réussite non plus.» Le groupe avait même présenté un prototype de montre-téléphone à la fin des années 1990, qui n’est jamais parvenu jusqu’aux rayons des magasins.

Le Swatch Group aurait sans doute les capacités de produire des smart watches, estime Pierre-Yves Donzé: «Ils font beaucoup de veille technologique et déposent nombre de brevets, même sans lancer de produits correspondants.» Pourquoi ne connectent-ils pas dans l’immédiat la Swatch, voire la T-Touch de Tissot? «Ce n’est pas une question de technologie, mais un choix marketing: ce produit ne répond pas encore à un marché. L’inverse est aussi vrai: le fabricant japonais Seiko a les capacités de produire des tourbillons de grande qualité, mais il ne le fait pas, car il ne trouverait pas de marché correspondant.»
A ses yeux, le lancement des smart watches illustre une faiblesse propre à l’industrie japonaise: «Il y a un changement de statut de la montre: ce n’est plus un produit utile, mais un accessoire de mode. Tout le monde peut lire l’heure sur son iPhone. Mais les Japonais continuent à investir dans le gadget.» Entre utilitarisme nippon et style helvétique, le balancier du marché horloger continue, pour le moment, d’osciller vers le second pôle.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.