LATITUDES

Ce que vaut une vie humaine

Les estimations de la valeur de la vie sont de plus en plus fréquemment utilisées pour calculer les primes d’assurance ou justifier les prestations médicales. Une démarche qui n’est pas à l’abri des dérives.

La valeur d’une vie humaine? Pour l’Agence de protection de l’environnement des Etats-Unis, elle se chiffre à 9,1 millions de dollars — et à 7,9 millions de dollars pour la «Food and Drug Administration». Le canton de Berne l’évalue à 5 millions de francs. Pour l’OMS, une année de vie tourne autour des 180’000 francs. Des montants qui paraissent absurdes. Mais c’est un fait: la valeur de la vie se décline en courbes depuis longtemps déjà.

Ce calcul, «intimement lié au développement de la technologie assurantielle, et plus généralement de la technologie du risque», apparaît au XIXe siècle, explique le docteur Pierre Gobet, professeur à la Haute école de travail social et de la santé — EESP — Lausanne. L’estimation de la valeur de la vie entre en effet dans le calcul du prix des primes d’une assurance vie ou d’une rente accident: «Le développement des assurances personnes est pratiquement impensable sans l’attribution d’une valeur de la vie», souligne le professeur.

Les travaux de William Kip Viscusi, de la Vanderbilt Law School aux Etats-Unis, ont été déterminants pour l’estimation de cette valeur pas comme les autres. Depuis la fin des années 1970, cet expert se penche sur la «valeur statistique» de la vie humaine et tient pour cela compte de plusieurs facteurs, dont la notion de prise de risque. Conséquence: «Ceux qui prennent plus de risques ont une valeur statistique de vie plus basse», précise-t-il. Cette valeur s’accroît en revanche avec le revenu et change selon la richesse des pays.

Comme l’explique Pierre Gobet, la vie humaine est généralement évaluée en fonction de deux paramètres essentiels: l’âge et la capacité de gain de la personne concernée, soit «la somme qu’une personne est théoriquement susceptible de gagner dans la tranche de vie qui lui reste à vivre». Problème: cette méthode de calcul «favorise tendanciellement les hommes jeunes et bien formés occupant des postes particulièrement bien dotés».

Cette estimation ne servira pas uniquement au calcul des primes d’assurance, mais aussi à déterminer la pertinence des traitements médicaux: «La question de la valeur de la vie apparaît indirectement dans toutes les analyses visant à établir le rapport coûts-bénéfices des prestations», souligne le professeur Gobet. Celles-ci sont comparées selon le coût par année de vie de bonne qualité (quality adjusted life years ou QALY) gagnée qu’elles promettent. Le standard international ferait tourner cette année de quality life autour des 50’000 dollars, mais de nouvelles études tendent à démontrer que ce chiffre est bien trop bas.

En Suisse, où les coûts de la santé sont en augmentation constante — près de 11,5% du PIB consacré aux soins médicaux en 2009 —, l’idée d’une «valeur statistique» du patient prend de l’ampleur. La réforme de la LAMal en 2006 a garanti aux citoyens suisses une couverture maladie, mais elle a aussi exigé que les examens et les traitements soient efficaces, adéquats et économiques. Cette réforme oblige ainsi le système sanitaire à justifier ses prestations et à les mesurer. Pour cela, le conseil d’experts du Swiss Medical Board, chargé d’évaluer le rapport coût-efficacité de traitements médicaux, s’appuie notamment sur l’indicateur QALY.

Pour Pierre Gobet, l’estimation de la valeur de la vie est certes nécessaire pour assurer les personnes contre les risques sanitaires et d’accidents. «Elle ne peut cependant être réduite à la capacité de gain d’un individu. D’autre part, la valeur de la vie est une notion absolue, attachée à une personne unique, irremplaçable. Elle ne peut être utilisée à des fins comparatives, visant comme dans le cas des QALY à l’optimisation du niveau collectif de santé.»

La mise sous chiffres de la vie humaine peut en effet conduire à des dérives: «Ce calcul devient extrêmement dangereux quand il sert à déterminer l’attribution ou la rétention de prestations ou même, plus radicalement, quand il devient un pivot de la pensée eugénique.» On songera ici à la politique basée sur la distinction entre lebenswertes et lebensunwertes Leben de l’Allemagne hitlérienne, qui discriminait les personnes handicapées. Mais aussi aux lois américaines sur l’eugénisme de 1907 ou aux lois suisses (la Suisse est le premier pays européen à adopter de telles lois, dans le canton de Vaud en 1929) qui ont précédé la pratique nazie.

Le patient quantifié à outrance

Professeure à la Haute école de Santé Vaud (HESAV), Murielle Pott se dit inquiète des glissements sémantiques à l’œuvre: «Dans les milieux de la santé, on est passé de la notion de «qualité de vie» à celle de «valeur de la vie». Le débat est ouvert en Suisse sur le coût des soins que l’on est prêt à financer, surtout pour les personnes âgées et les personnes atteintes de cancer.»

Cette spécialiste des soins palliatifs ne mâche pas ses mots: «Le «patient au centre» est un slogan utilisé par certaines institutions de soins ou caisses maladie. Or, ce qui est réellement au cœur des préoccupations est l’augmentation des coûts de la santé, qu’il s’agit de maîtriser. Le patient est devenu un consommateur de soins et il faut donc quantifier cette consommation. Mais le danger est de le considérer uniquement du point de vue de sa réalité statistique et pécuniaire.»

Les soins palliatifs pourraient se retrouver en difficulté si la seule pensée comptable guide les décisions à prendre: «L’institutionnalisation de ces soins vus au départ comme subversifs est certes une évolution réjouissante, mais il y a un risque qu’ils deviennent une prestation de soins comme les autres, répondant alors prioritairement à une logique venue de l’extérieur et visant à prouver leur caractère adéquat, efficace et économique.»

Or, pour Murielle Pott, être «efficace» en fin de vie est un non-sens: «Quelques études essaient de prouver que les soins palliatifs permettent d’économiser sur les coûts de la santé. Mais l’essence même de ces soins est d’interroger la société sur ce qui reste à faire quand il n’y a plus rien à faire. Si les soins palliatifs oublient leur mission première, ils n’existent plus.»

Pas une raison toutefois de tout voir en noir: «L’association palliative.ch a pris très tôt conscience de la nécessité de réfléchir au financement des soins palliatifs. Des travaux menés conjointement par des représentants de l’Office fédéral de la santé publique, des cantons, de palliative.ch et de Santé suisse sont proches d’aboutir sur le financement des prestations essentielles pour pouvoir terminer ses jours chez soi — le souhait de 73% des Suisses. Un autre groupe réfléchit à une structure tarifaire uniforme pour les prestations des services spécialisés en soins palliatifs.» La valeur de la vie humaine s’est invitée à l’ordre du jour des décideurs. Elle n’est pas près de le quitter.

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 4).