LATITUDES

Hydraulique: le joker énergétique de la Suisse

Avec le pompage-turbinage, la Suisse peut emmagasiner l’électricité européenne produite pendant les heures creuses. Une carte maîtresse à l’heure où le continent s’oriente vers le renouvelable.

L’énergie, c’est bien d’en avoir — mais surtout au moment précis où l’on en a besoin. C’est la grande force des centrales de pompage-turbinage qui permettent aux barrages hydroélectriques de produire de l’énergie à la demande et de manière très flexible.

Cette technologie ancienne — les premières stations datent d’il y a plus de cent ans — est considérée comme la plus efficace pour stocker l’électricité. En période de faible consommation, notamment la nuit ou le week-end, les distributeurs d’énergie achètent du courant bon marché pour pomper l’eau d’un bassin inférieur vers un réservoir situé plus haut. En période de forte consommation, le bassin supérieur est vidé et produit de l’électricité qui peut être vendue avec profit.

Le pompage-turbinage devrait prendre encore davantage d’importance avec l’essor des énergies renouvelables, car celles-ci ne produisent pas l’électricité de manière constante — le vent tombe, le soleil se couche. «Ces centrales sont indispensables pour répondre à la demande croissante en énergie flexible et pour assurer l’équilibre entre l’énergie produite et celle qui est consommée sur le réseau», souligne Michael Wider, directeur général adjoint d’Alpiq.

La Suisse, batterie de l’Europe
«Posséder une grande capacité de stockage nous place dans un rapport de force favorable avec nos voisins, ajoute Anton Schleiss, professeur à l’EPFL et expert de la construction des barrages. Avec les autres pays alpins comme l’Autriche, la Suisse jouera le rôle de batterie de l’Europe. Les échanges internationaux d’énergie vont s’intensifier et chacun doit bien valoriser ses atouts.» Pour Jean-Pierre Bommer, secrétaire de la Fédération romande pour l’énergie, le pompage-turbinage présente des avantages du point de vue écologique: «Cette technique utilise des infrastructures déjà existantes et génère peu d’atteintes au paysage. Les pertes énergétiques d’environ 20% sont sensiblement inférieures aux autres méthodes de stockage. De plus, elle peut produire de l’électricité dans les cinq minutes, contre une à deux heures pour une centrale à gaz ou à charbon, et une semaine pour le nucléaire.»

Les conditions topographiques favorables des Alpes pourraient permettre une augmentation massive de la puissance électrique à la demande, capable de mieux couvrir les heures de pointe de la consommation, selon Anton Schleiss: «Elle pourrait être accrue de 50% grâce à de nouveaux aménagements de pompage-turbinage, l’installation de systèmes d’adduction d’eau dans les ouvrages existants ainsi que l’augmentation des capacités de retenue des lacs de barrage.» Mais l’espoir d’accroître la production totale d’électricité hydraulique à l’aide de nouveaux édifices, lui, reste mince: «Le potentiel de production annuelle de la force hydraulique est déjà utilisé à 90% dans notre pays.» Il s’agit donc non pas de produire plus, mais de produire mieux.

Depuis quelques années, les projets de centrales de pompage-turbinage se sont mis à fleurir en Suisse. Certains sont titanesques, comme celui du Muttsee-Limmern dans le canton de Glaris: l’installation devisée à 1,8 milliard de francs pourra développer 1000 MW de pointe dès 2016 — soit l’équivalent d’une centrale nucléaire. Le principal projet romand, le Nant de Drance (VS), va aménager une centrale entre les lacs d’Emosson et de Vieux-Emosson. «Avec une puissance installée totale de 900 MW, cette installation produira environ 2,5 milliards de kWh d’énergie de pointe par an», note Michael Wider d’Alpiq (en 2010, la consommation annuelle helvétique se montait à 64 milliards de kWh, ndlr). Deux nouveaux groupes de pompage-turbinage de 120 MW chacun viendront compléter la centrale vaudoise de Veytaux et permettront d’assurer la demande électrique de pointe de 250’000 ménages d’ici à 2014.

De l’atome au renouvelable
Pièce-maîtresse dans l’Europe renouvelable de demain, le pompage-turbinage est historiquement lié au nucléaire, relève Anton Schleiss: «Il s’agissait d’absorber le surplus produit par les réacteurs pendant la nuit et de le revendre aux heures de pointe.» Une fois la dernière centrale atomique du pays mise à l’arrêt en 2034, il s’agira d’alimenter ces installations par du renouvelable. «Depuis peu, l’électricité de quelques centrales de pompage-turbinage provient des grand parcs éoliens en Allemagne du Nord, poursuit Anton Schleiss. Nous pourrons importer davantage d’énergie éolienne à l’avenir, également d’autres pays comme l’Espagne et le Portugal. Sans oublier le solaire durant les heures creuses.»

Mais ce pari — remplacer l’électricité nucléaire par du renouvelable — ne convainc guère Jean-Pierre Bommer, qui peint un avenir plus sombre pour ces investissements massifs: «Il n’y aura jamais assez de renouvelable pour faire fonctionner le pompage-turbinage», affirme le secrétaire de la Fédération romande pour l’énergie. L’autre défi concerne la rénovation du réseau électrique qui devra transporter à travers toute l’Europe l’électricité stockée en Suisse: «Il est à la limite de ses capacités et c’est la grande faiblesse du système, poursuit Jean-Pierre Bommer. Il faut absolument renforcer les lignes à haute tension, sans quoi nous courrons de sérieux risques de black-out.»

Le changement climatique vient lui aussi brouiller les pistes. Dans un premier temps, la fonte des glaciers amènera davantage d’eau dans les barrages mais la situation risque de s’inverser après 2050 lorsque les glaciers auront disparu. Selon les prévisions des climatologues, la quantité d’eau devrait diminuer mais rester suffisante: l’eau ne sera plus stockée sous forme de glace, mais par les retenues des barrages. Ces derniers joueront alors un rôle crucial dans le système hydrologique. Batterie de l’Europe ou pas, la Suisse sera une régulatrice centrale des cours d’eau du continent.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.