En plein processus de fusion, l’audiovisuel public attire beaucoup de critiques: de la part de ses employés, des médias privés et des politiques. Et en plus, il se voit attaqué par TF1. Dossier.
Le mercredi matin, sur la première chaîne de la radio publique, une voix préenregistrée rappelle aux auditeurs de se poster devant leur téléviseur en fin de journée, pour assister aux débats de l’émission Infrarouge. Ces brefs messages, mettant en lien télévision et radio, rappellent quotidiennement que l’audiovisuel public ne forme désormais plus qu’une seule et même entité: la Radio Télévision Suisse (RTS), née officiellement en janvier 2010 de la fusion de la Télévision Suisse Romande (TSR) et de la Radio Suisse Romande (RSR). Objectif annoncé par ses concepteurs: adapter l’offre aux nouveaux modes de consommation des médias.
Forte de cet ambitieux projet — et d’un budget annuel de 380 millions de francs et de 1600 employés répartis entre Genève et Lausanne –, l’entreprise de service public subit des critiques de toutes parts. Tant de ses propres employés, que des politiques et des médias privés romands. Explications en quatre points.
TF1: double jeu de la RTS?
Après M6, TF1 vend depuis cet automne ses espaces publicitaires sur le marché romand. La chaîne française, qui a choisi comme régie le groupe de presse suisse Ringier, prévoit de lever chaque année entre 15 et 40 millions de francs en Suisse. (M6 enregistre déjà un chiffre d’affaires de 66 millions dans notre pays).
La nouvelle a suscité la colère des médias romands, indignés par cette nouvelle concurrence. L’organisme Publicité romande y perçoit «une évasion de substance économique, qui manquera au financement des contenus en Suisse romande, pesant sur les emplois d’un secteur déjà fragilisé et en pleine mutation». Les médias privés, notamment les télévisions régionales, clament être les grands perdants de l’opération. Gilles Marchand, directeur général de la RTS, a aussi manifesté ses craintes et sa déception, qualifiant l’arrivée de TF1 de «tremblement de terre» pour le marché publicitaire romand. Il prévoit un manque à gagner «d’environ 10 millions de francs suisses» pour son entreprise (sur un total de recettes commerciales de 110 millions).
Un détail a pourtant soulevé la colère des privés envers le service public: l’outil informatique utilisé par TF1 pour gérer ses réservations publicitaires appartient à Publisuisse, la régie de la SSR, dont Gilles Marchand est le président du conseil d’administration.
«Le service public ne peut se positionner en victime d’une part et, de l’autre, mettre à disposition de ce concurrent étranger son logiciel, lance Christophe Rasch, directeur de la chaîne de télévision valdo-fribourgeoise La Télé, dont les réservations publicitaires ont chuté de 66% au second semestre 2011. La RTS et TF1 collaborent sur divers projets, il y a forcément eu une discussion entre eux. Les Français viennent ainsi se servir dans la caisse, sans rien apporter, et le service public leur a déroulé le tapis rouge!»
Le journaliste et producteur Pascal Décaillet, qui oeuvre sur les chaînes privées Léman Bleu et La Télé, soupçonne également un «deal». «Lorsque deux pays sont en guerre, et que l’un offre ses canons à l’autre, cela s’appelle une trahison.» A travers un communiqué, la SSR a démenti toute «relation contractuelle avec TF1». Rappelant qu’au début des années 2000, la TSR s’était battue jusqu’au Tribunal fédéral pour que M6 cesse de vendre ses fenêtres publicitaires en Suisse. Les juges avaient finalement tranché en faveur des Français, ouvrant ainsi la voie à d’autres chaînes étrangères. Patrick Zanello, directeur de la publicité chez Ringier pour TF1, qualifie ces accusations de «complètement farfelues». «Publisuisse commercialise cet outil de réservations depuis des années, il a d’ailleurs été mis à la disposition d’autres chaînes étrangères et est utilisé par des télévisions locales romandes.» Pour lui, les annonceurs suisses qui choisiront TF1 ne sont pas ceux qui jusqu’à présent investissaient dans les télévisions régionales. Les taux d’audience ainsi que les tarifs, l’environnement des émissions et les outils marketing mis à la disposition des annonceurs étant différents. «Nos tarifs bruts sont d’ailleurs dans les mêmes eaux que ceux de la RTS.»
Une redevance anachronique
L’éternel débat. Quelle est la mission de l’audiovisuel public, financé en grande partie par la redevance? Doit-il utiliser l’argent du contribuable pour diffuser des séries américaines? Depuis des années, des politiques insistent pour que la taxe actuelle (463 francs par ménage et par année, indépendamment du revenu) soit revue à la baisse ou carrément supprimée, demandant par conséquent à la SSR (qui emploie 5000 personnes et a un budget de 1,6 milliard) de revoir son mandat et de faire des économies.
En septembre dernier, une décision du Conseil national a fait bondir des politiciens aussi bien de gauche que de droite: tous les ménages suisses devront à l’avenir s’acquitter de la redevance prélevée par Billag pour contribuer au financement de l’audiovisuel. Même ceux qui, ne possédant ni poste de télévision ni récepteur radio, se croyaient à l’abri d’une visite impromptue d’un contrôleur de la société basée à Fribourg.
«Certaines personnes ont renoncé volontairement à la télévision, et pourtant elles doivent payer, s’indigne Natalie Rickli, jeune conseillère nationale zurichoise UDC et fer de lance des anti-Billag. Il s’agit tout simplement d’un nouvel impôt.» La mobilisation sur les réseaux sociaux, notamment via le groupe suisse alémanique «Bye Bye Billag», a abouti en mai à une pétition visant à abaisser la redevance à 200 francs, soutenue par l’UDC et les jeunesses de plusieurs partis bourgeois.
Le Conseil national n’a pas donné suite. «Nous nous réservons la possibilité de lancer une initiative populaire suite à cet échec, glisse Natalie Rickli, sauf que nous ne disposons pas pour l’heure des moyens financiers et logistiques adéquats.»
Certes, Doris Leuthard a souligné que «très peu de ménages seront touchés par une injustice», car 93% des foyers paient déjà la redevance pour la radio et 98% pour la télévision. Seulement, le principe d’une «injustice» fait grincer des dents. Pour Philippe Nantermod, vice-président des Jeunes libéraux-radicaux suisses, le système de redevance est «une méthode d’un autre âge». Le politicien prône de sortir de la «logique des chaînes pour passer au paiement à la carte, par programme, à l’instar de ce que propose déjà Swisscom TV». Et de subventionner ce qui relève strictement de l’intérêt général: «La SSR devrait se limiter à sa mission d’information, ce n’est pas son rôle de financer le Montreux Jazz Festival.»
Les deux politiciens se prononcent pour la dissolution de Billag, dont le mandat arrive à terme en 2014. «Puisque tout le monde doit payer, autant passer par l’impôt fédéral direct», estime Philippe Nantermod. Une nouvelle génération, nourrie au paiement en ligne, se dresse contre la redevance, c’est tout l’édifice de la SSR qui pourrait vaciller. Gilles Marchand ne craint pas une remise en question de son budget. «Je crois que les Suisses savent qu’une radio et une télévision généralistes de qualité, en quatre langues, avec un cahier des charges exigeant, ont un prix. Et il est clair que les attaques permanentes contre la SSR la fragilisent.»
Si la possibilité d’insérer de la publicité sur les sites internet de la RTS semble pour l’instant compromise, son directeur compte sur d’autres sources de revenus. «Nous voulons développer des coproductions dans le domaine de la fiction. Dans ce type de collaboration, la RTS et des partenaires externes cofinancent un programme, généralement à parts égales. Cela nous permettrait d’augmenter la diffusion de séries maison. A titre de comparaison, une minute de fiction américaine, comme les Experts par exemple, coûte à la RTS 100 francs, alors que le prix d’une même minute d’une série produite en Suisse s’élève à plus de 12 000 francs.»
Des résultats encore peu visibles
«Pour l’instant, la montagne a accouché d’une souris Reste à voir la taille de la souris», s’amuse ce producteur télé de l’entreprise. Présenté en grande pompe en 2009 comme la solution d’avenir, le projet baptisé «Convergence et efficience» tarde à prendre forme. Radio et télé affichent toujours leur site et logo respectifs, et les envoyés spéciaux concluent encore leur intervention en précisant qu’ils travaillent «pour la RSR». Des employés interrogés estiment le résultat actuel «décevant» ou, du moins, «peu visible» en terme d’amélioration de la qualité ou de l’efficacité. «Une telle fusion est un long processus, qui s’imposera progressivement au fil des années, se défend Gilles Marchand, qui rappelle que ce projet a, dès le départ, été échelonné sur quatre ans. Lors de ces deux premières années, nous nous sommes concentrés sur la fusion des supports techniques et administratifs de l’entreprise. Cette partie est pleinement opérationnelle, nous avons avancé de manière rapide et satisfaisante.»
Ce qui est sûr, c’est que cette fusion ne permettra pas à l’entreprise de service public d’économiser de l’argent. La trentaine de postes supprimés d’ici à 2014 dans les secteurs de l’administration, de la logistique et de l’informatique permettra un gain de 5 millions de francs. Cette somme sera réinjectée dans l’entreprise.
Du côté des productions, quelques signes de la convergence ont fait leur apparition. Cet été, par exemple, le Cully Jazz Festival ou la manifestation de musique classique la Schubertiade ont eu droit à une couverture coordonnée radio et télé ainsi qu’à un suivi sous forme de blog. Ou encore, telle thématique peut être débattue sur la première chaîne de la radio publique, avant d’être traitée sous forme d’enquête dans l’émission télé Temps Présent. A chaque fois, des «renvois de balles» entre différents médias sont prévus. Le but premier de ces initiatives est donc de fidéliser le public: «Nous voulons habituer progressivement les Romands à s’informer tout au long de la journée sur les différents supports de la RTS, résume Gilles Marchand. Par la radio le matin, par le Web pendant les heures de bureau et par la télévision en soirée.» Traiter ainsi, à travers des médias, un même sujet permettra-t-il d’attirer auditeurs et téléspectateurs? Pour le directeur, ce fonctionnement permet en tout cas de «renforcer la visibilité d’une émission sur le marché. Les contenus seront complémentaires et chaque média les transmettra selon ses propres spécificités.» Et dès début 2012, c’est à la visibilité de la marque RTS que la direction va s’atteler. «Tout notre contenu sera réuni sur une seule et même plateforme, RTS.ch, et nous allons revoir le branding de nos marques. Nous y travaillons actuellement, le résultat sera très intéressant pour le public. Un temps d’adaptation sera nécessaire, et dans deux ans, je suis persuadé qu’une image claire et parfaitement identifiable de l’offre du service public radiotélé-Web, s’imposera sur le marché romand.»
Le public devra attendre 2013 pour constater de plus grandes coopérations entre les programmes des différents médias. «C’est l’aspect qui prendra le plus de temps.»
La radio subit, la télévision attend
Premiers surpris par ce projet de convergence, les employés de la RTS se divisent en deux camps: ceux de la radio et ceux de la télévision.
Les «anciens de la RSR» se disent plus affectés. «On nous impose le rythme et les modes de fonctionnement de la télévision, bien différents des nôtres, regrette une productrice radio, qui préfère garder l’anonymat. Nous ressentons quotidiennement le poids de cette nouvelle grosse structure: une couche hiérarchique supplémentaire, davantage de séances et de bureaucratie.» Une étude réalisée au printemps par le Syndicat suisse des mass media (SSM) auprès des employés de la radio confirme ces propos. «Une plainte revient constamment: la désorganisation et la lenteur du processus de décision, analyse Valérie Perrin, secrétaire du syndicat SSM. Beaucoup de sondés font état d’un organigramme trop compliqué et de la multiplication des référents, avec comme conséquences une perte de temps et d’énergie. Ils soulignent des délais de réponse excessivement longs, décrits comme une réelle entrave au travail, et des séances jugées souvent inutiles.» Le syndicat s’opposait à la fusion, estimant notamment que l’entreprise ne pourrait pas harmoniser les salaires de ses collaborateurs. «Des inégalités existent entre employés qui assument les mêmes responsabilités. Equilibrer les salaires coûterait cher, et la RTS n’en a pas les moyens.»
Depuis la mise en place du projet, des rédactions thématiques communes ont été créées. La productrice radio précise que l’entente entre les employés des différents médias est «tout à fait cordiale et respectueuse». «Mais ces collaborations nous permettront-elles d’améliorer la qualité de nos programmes?» La diversité d’opinions risque d’être limitée. «Lorsqu’un journaliste spécialiste du cinéma, par exemple, doit traiter un même sujet pour trois chaînes, il n’aura pas le temps de le traiter de trois manières différentes.»
Du côté de la télévision, l’heure est à l’attente. «Du côté de l’Unité actuelle des magazines, nous ne sommes pas encore concernés par la convergence, explique Manuelle Pernoud, productrice de l’émission A Bon Entendeur. Des synergies avec la radio devraient commencer en 2013.» La journaliste, qui préside une association informelle de producteurs télé au sein de l’entreprise, craint de voir les processus de décisions s’alourdir. «Nous n’avons pas le temps de perdre du temps.»
Les collaborateurs ont déjà fait part de leur inquiétude à la direction de la RTS. «Je me heurte à des résistances et je m’y attendais, note Gilles Marchand. Les choses doivent se mettre en place progressivement. Je suis conscient qu’il est impossible d’obtenir l’unanimité dans ce genre de processus. Et nous veillons à limiter au maximum l’impact social de la fusion.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.