LATITUDES

L’Europe que dessine l’Euro

La moitié des équipes engagées dans le tournoi sont rentrées à la maison. Des ibères créatifs et optimistes aux slaves qui renaissent, ce que le tableau des quarts raconte de la distribution des rôles sur le continent.

Hypothèse: et si les performances des sélections nationales étaient concomitantes avec l’humeur des pays qu’elles ont l’honneur de représenter? Ainsi pourrait se dégager, au fil des résultats, une sorte d’«état de l’Europe», forcément subjectif, mais peut-être pas autant qu’il n’y paraît au premier abord.

Le bloc ibère

Le Portugal et l’Espagne ont pratiqué jusqu’ici un football créatif, tourné exclusivement vers l’offensive. Un jeu en mouvement perpétuel, instinctif et optimiste. A l’image de deux pays qui font preuve depuis une décennie d’une belle régularité dans le dynamisme.

Généreusement arrosé par les fonds européens depuis son adhésion à l’Union en 1986, le Portugal a achevé son rattrapage. Mieux, il s’inscrit désormais en «West Coast» de l’Europe, c’est en tous cas le message que veut faire passer Lisbonne via une grande campagne publicitaire commandée à l’agence BBDO.

L’idée est de poser la nation lusitanienne en Californie potentielle, une société de services orientée vers le high tech, et pionnière des énergies renouvelables. Les grands chantiers d’infrastructure ont tellement modifié le pays depuis dix ans qu’il en est devenu méconnaissable: le Portugal arriéré des clichés n’existe plus que dans l’esprit des xénophobes. Comme le disait l’autre jour, sans amertume, un sociologue dans le quotidien Público, le Portugal est aujourd’hui «une nostalgie avec des autoroutes».

La mue du voisin espagnol est tout aussi spectaculaire. Après le boom économique et les réalisations des grands architectes (on pense au Valence de Santiago Calatrava), c’est tout l’appareil du conservatisme social qui a été démantelé par le gouvernement Zapatero: société laïcisée, mariage gay et avortements facilités.

L’économie, certes, ralentit, après qu’une croissance folle a permis aux banques et aux groupes de construction espagnols de devenir les plus puissants d’Europe. Et le Portugal doit s’attendre, assez rapidement, à un tarissement de la pompe à finances bruxelloise, qui arrose désormais la Pologne.

N’empêche, l’enthousiasme demeure. Les questions qui fâchent, ces temps-ci à Lisbonne, sont un bon indicateur de l’état d’esprit ambiant: par où faire passer la ligne TGV Madrid-Lisbonne pour la faire entrer dans la capitale portugaise? Quelle taille donner au nouvel aéroport, grande ou immense? Qu’en pense Cristiano Ronaldo?

Si l’Euro 2008 nous donne un bloc ibère, la notion de «club latin» est est berne. La Squadra Azzura doit une fois de plus sa qualification en quarts à un miracle, sans avoir rien démontré. Elle est aussi atone que le berlusconisme, ce vieux plat sans saveur, resservi pour la troisième fois. Quant à la France, elle a été à la hauteur de tout ce que l’on attendait plus d’elle. Faible en défense, faible en attaque, sans imagination, punie pour son arrogance. Une métaphore du sarkozysme.

Le génie slave

Deux hommes sont apparus ces dix derniers jours: le Croate Luka Modric, meneur de jeu du Dynamo Zagreb (il sera transféré cet été à Tottenham) et le Russe Andreï Archavine (du Zenit Saint-Pétersbourg). Ils sont les personnages les plus visibles de deux formations dont la force réside avant tout dans le collectif. Retour en arrière.

Entre les années 1960 et 1980, la Yougoslavie et l’Union Soviétique étaient des acteurs redoutés du football mondial. Composées d’éléments des différentes nations qui composaient ces deux fédérations, ces équipes offraient un jeu «politique»: une occupation du terrain méthodique dont l’objectif était de traduire sur le plan sportif la supériorité du communisme comme système d’organisation sociale.

Pas de vedettes, mais un groupe, fort de ses différences: c’était l’époque de l’URSS du Géorgien David Kipiani, et, plus tard, de l’ukrainien Oleg Blokhine La Yougoslavie était encore titiste, et jouait sacrément bien au ballon. Elle additionnait les qualités croate, bosniaque, serbe et macédonienne.

Mais après l’éclatement de l’URSS et de la Yougoslavie, les sélections des nouvelles nations sont devenues monocolores. D’un point de vue ethnique, mais encore plus dans celui d’un jeu sans relief. On est toujours plus timide sans mélange. Le plus étonnant c’est que le retour au premier plan de ces deux équipes collectives a lieu dans un contexte d’hypercapitalisme qui tend plutôt à privilégier le cynisme de l’individualisme.

Il convient d’ajouter que la renaissance du football russe est simultanée à celle de l’économie. Les barons de l’or noir proches de Poutine ne sont pas tous, comme Roman Abramovitch, partis à Londres pour y dépenser leurs pétro-roubles. De Moscou à Saint-Pétersbourg, les oligarques bâtissent des équipes qui, très bientôt rivaliseront avec les meilleures du continent. Le Zenit de Saint-Pétersbourg vient d’ailleurs de remporter la dernière coupe de l’UEFA.

La présence de l’Allemagne et des Pays-Bas à ce niveau n’appelle pas de commentaires particuliers, puisqu’elle est récurrente. Nous sommes-là dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Europe minimum, celle qui tient sa place en brillant (les Hollandais) ou en évoluant sans génie (l’Allemagne). Qui tient sa place parce qu’il en a toujours été ainsi pour les peuples stables et luthériens, gestionnaires avisés de leurs émotions.

L’exception turque

Reste le cas particulier de la Turquie. Ils bossent fort, les gars d’Anatolie et d’Istanbul. En progressant encore dans le tournoi, ils affirmeraient cette européanité sur laquelle les membres de l’Union européenne ne cesseront jamais de diverger.

Au final, le tableau des quarts de finale nous offre une Europe grand format, un quadrilatère étiré entre ses pointes sud-ouest (Portugal), sud-est (Turquie en passant par le long flanc adriatique de la Croatie), nord-est (Russie) mais qui, au nord-ouest, ne monte pas plus haut que la Hollande (et le nord de l’Allemagne). Une Europe élargie? Peut-être, sauf que cette fois-ci, c’est le centre qui a perdu sa substance: toutes les nations d’Europe centrale présentes à l’Euro2008 ont été sorties: France, Suisse, Autriche, République Tchèque, Pologne. Conclusion? Le vent du large inspire les footballeurs.