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Ces écrans de fumée qui intoxiquent la République

Et si l’affaire Hédiger, la lutte anti-tabac et le frein aux dépenses étaient d’abord des leurres dissimulant des pratiques autrement plus nocives?

Cela ne sent pas bon dans la République. Celle de Genève aujourd’hui, en attendant qu’ailleurs en Suisse, dans des cantons supposés plus vertueux, on découvre aussi des notes de frais bien policières mais plutôt gonflées, des voyages très universitaires mais carrément bidon, ou des amendes d’un magistrat qui sautent comme bouchons de champagne les soirs d’élections.

L’indignation gronde donc au bout du lac. Avec comme conséquence quelques sursauts vertueux, voire masochistes: les combinards de la République ont sans doute involontairement fabriqué le millier de voix d’écarts qui a permis, le week-end dernier, contre l’avis du Conseil d’Etat, l’adoption d’une guillotine financière pour Genève. A avoir l’obligation d’arriver dans les chiffres noirs d’ici 2009, sans quoi il faudra choisir entre hausse d’impôts ou baisse des prestations sociales.

Le nouveau chef des finances, le vert David Hiler, estime que les Genevois se sont tiré une balle dans le pied, en sacrifiant ainsi «leurs droits démocratiques». Si pouvoir dire non aux hausses d’impôt, et en même temps non aux baisses des prestation étatiques, est effectivement un droit démocratique, c’est aussi, quand on traîne une dette de 12 milliards, une sorte d’aveuglement arithmétique.

La droite genevoise peut donc dire merci à l’ex-futur maire communiste André Hédiger, aujourd’hui inculpé pour les 35 bûches qu’il s’est fait sauter. Merci aussi aux crânes d’œufs voyageurs de l’université. Merci enfin aux fonctionnaires assermentés amateurs de petits gueuletons entre poulets mais au frais de la gracieuse princesse.

Pour un pandore ou un élu communiste, on peut imaginer que la vie ne soit pas rose tous les jours et qu’un certain sentiment de solitude, face à un monde de plus en plus hostile, expliquerait ce besoin de menues compensations. Pour les profs de fac, on ne voit guère que la mise en œuvre d’un principe de grand-mère: l’appétit vient en mangeant.

N’empêche: ce genre de sursaut de responsabilité cache parfois la volonté, consciente ou non, de dissimuler de plus grands manquements: il est plus facile de décréter un frein aux dépenses publiques, qui un jour pénalisera tout un chacun c’est-à-dire personne, ou d’accabler un magistrat et quelques fonctionnaires coupables d’avoir grignoté quelques centaines de francs ici et là, plutôt que s’en prendre à des officines autrement puissantes et généralement privées — assurances, banques, actionnariats boulimiques, qui s’appliquent à réduire, années après années, la part des salariés à la richesse des entreprises.

On comprendrait presque le dépit d’André Hédiger, gravissant sous les flashes les escaliers menant au bureau du juge qui s’apprêtait à l’inculper et qui trouvait saumâtre, que «même les pires criminels n’attirent pas autant l’attention.».

D’ailleurs, le frein aux dépenses est un peu devenu une mode politique: les uns après les autres, les cantons l’adoptent. Comme ils adoptent, de la même moutonnière façon, des projets d’interdiction de la cigarette dans les lieux publiques.

On peut se demander si ce n’est pas le même principe qui est à l’œuvre: moraliser un secteur mineur du vivre ensemble pour éviter de toucher à tout le reste. S’attaquer à la clope plutôt qu’à des nuisances largement plus considérables: pollutions industrielle, automobile et aérienne, ou malbouffe généralisée. Les premiers établissements publics à avoir banni l’herbe à Nicot ne sont-ils pas les McDo? Estomacs dévastés mais poumons propres, en somme.

Pourtant, l’envie d’un monde sans fumée connaît si l’on peut dire une flambée extraordinaire: de 31 % en 1997, ils sont passés aujourd’hui à 76 %, ceux qui plébiscitent le bistrot sans fumée. Il n’y a plus guère que les losers tragiques, du genre Miroslav Blazevic, l’entraîneur d’un Xamax déchu, à oser encore s’afficher en public, un mégot pourri aux lèvres.

De quelles peurs nouvelles, de quelles menaces plus sérieuses et réelles se nourrit donc cette phobie exponentielle du tabac? On pourra remarquer que durant les trente glorieuses du plein emploi et des retraites anticipées dûment financées, on fumait n’importe où et n’importe quand, sans que cela semblât gêner quiconque.

Aujourd’hui, arrêter de fumer ou n’avoir plus à respirer la fumée des autres peut donner l’illusion d’un léger mieux-être dans un espace verrouillé où il n’y a plus grande chose à grappiller, hormis sur les notes de frais: la pression toujours grandissante au rendement n’est plus contestée par personne dans le monde du travail, et on entend déjà les responsables d’Avenir Suisse évoquer la retraite à soixante-dix ans.

Pour preuve que le frein aux dépenses, l’inculpation d’André Hédiger et l’interdiction de la clope pourraient bien n’être que des trompe-l’oeil, on fera remarquer que 64% des Genevois ont boudé le scrutin de dimanche et qu’il a suffi d’une baisse minime sur le prix du paquet de clopes initiée par quelques marques isolées, pour relancer, ces derniers mois, des ventes de cigarettes jusque là en chute libre.

Autrement dit: les grands principes, quand ils sont des leurres, ont une certaine propension à partir bien vite en fumée.