CULTURE

…de mon sac à dos: Mikhaïl Chichkine

Un livre, une balade: celui de cet auteur russe établi à Zurich s’emporte dans les Alpes, avec les journaux de Byron et de Tolstoï. Et marcher sur les traces des trois écrivains.

Depuis une dizaine d’années, les Russes sont de retour en Suisse. Presque aussi discrets que les Américains, ils se pressent dans les banques de Genève et Zurich, skient dans les Alpes, flânent sur les quais de Montreux et de Lugano. Pas «comme en 14», ainsi que le dit l’adage, mais «comme avant 14», tant il est vrai que, pour les Russes, le XXe siècle fut peu propice aux balades.

Ces nouveaux Russes qui sont aussi des nouveaux riches en arriveraient presque à nous faire oublier qu’autrefois les rapports entre la Suisse et la Russie furent avant tout d’ordre touristique et culturel.

Sous les tsars, seuls les gens bien nés ou issus d’un certain milieu venaient admirer les beautés de nos lacs et montagnes. Mais si l’on se souvient aujourd’hui encore des frasques de Dostoïevski dans les casinos, on a oublié qu’un maître à penser comme Alexandre Herzen se fit naturaliser suisse et qu’avant de devenir le grand Tolstoï, le jeune Tolstoï parcourut les Alpes à pied, gambada dans les pâturages oberlandais, se pâma devant la Jungfrau, le Mönch et l’Eiger.

Dans un livre absolument formidable, passionnant de la première à la dernière ligne, un jeune écrivain, Mikhaïl Chichkine, que le destin (stimulé, si j’ai bien compris, par les flèches de Cupidon) a conduit à faire son nid dans la région zurichoise, nous emmène dans une longue balade historique et littéraire entre le Léman et l’Oberland bernois.

Une balade suppose un itinéraire. Chichkine le trouva dans un rapprochement qu’il fit entre deux immenses écrivains, Tolstoï et Byron:

«Qu’est-ce qui pourrait bien lier Byron, le romantique démoniaque, et Tolstoï, le sage? Tous deux avaient vingt-huit ans quand ils arrivèrent au lac Léman. Et tous deux partirent en montagne, parcourant exactement le même itinéraire, de Montreux au Simmental par le col de Jaman, de là vers Interlaken et Grindelwald. Ils laissèrent leur regard errer sur les mêmes sommets, marchèrent pet-être sur les mêmes pierres, dormirent sans doute dans les mêmes maisons, se reposèrent à l’ombre des mêmes arbres. Et tous deux écrivirent un journal dont les notes, plus tard, passèrent directement dans leurs textes.»

Byron fit son excursion en 1816, dans un pays encore marqué par les séquelles de l’Acte de Médiation et Tolstoï en 1857 au moment où le tourisme prit vraiment son envol. La coïncidence entre les deux voyages est surprenantes, mais elle sert surtout de prétexte. Surtout versé dans la littérature russe et s’est fait une spécialité des relations entre la Suisse et la Russie, Chichkine se laisse entraîner par son goût et privilégie non seulement Tolstoï, mais aussi la Russie. Sans oublier la Suisse, bien sûr, dont il connaît parfaitement l’histoire.

Conçue comme genre littéraire, la balade est prétexte à toutes les digressions possibles et aux rapprochements les plus téméraires. Chichkine ne s’en prive pas.

En voici un exemple que je vous livre dans le désordre car Chichkine le développe à diverses occasions.

Parlant de l’écrivain alémanique Max Frisch, il en loue les qualités mais signale qu’en 1969 – une année après que les tanks de Brejnev eurent déboulé sur Prague – Frisch accepta une invitation en Union soviétique lancée à divers écrivains occidentaux par l’Union des Ecrivains (chapeautée par le KGB).

En compagnie de ses collègues, l’auteur de «Homo Faber» fit une somptueuse croisière sur la Volga, avec ce qu’il fallait de vodka et de caviar. Il en parle de manière neutre et distante dans son «Journal», ce qui conduit Chichkine à conclure que Frisch «opina» à la dictature soviétique, ce que personne ne saurait nier.

Le genre d’invitation qu’accepta Frisch relevait aux temps de l’URSS de cette imposture politique que sous le tsarisme on connaissait sous le nom de «village Potemkine» en souvenir des faux villages ukrainiens habités par des acteurs jouant aux moujiks heureux construits par le maréchal Potemkine pour tromper sa maîtresse, la tsarine Catherine II.

Une mise en scène politique visant à travestir la réalité. Chichkine montre que ce ne fut pas qu’une spécialité russe et qu’en Suisse aussi on pouvait recourir à ce genre de subterfuge. Ainsi, après avoir rappelé l’invention des Alpes et du bon sauvage alpin par Albert de Haller et Jean-Jacques Rousseau, notre auteur souligne finement que pour ne pas décevoir le touriste, l’Helvète devait faire un effort:

«On peaufina soigneusement, en pleine conscience du but à atteindre, l’idylle qui attirait les touristes et qui malheureusement n’existait même pas, pour rendre la Suisse commercialisable. Quand un voyage dans les Alpes devait devenir un pèlerinage aux sources pures de l’humanité, une expérience de l’esprit, les hôtes faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour ne pas décevoir les clients. Les Suisses réels se vendaient aux touristes crédules comme des bergers et des bergères dans l’état de nature. Ou pour le dire plus simplement : de nombreux Suisses réels gagnaient leur vie en travaillant comme des Suisses idéaux.»

Mais Chichkine ne se contente pas de cette remarque ironique. Il démonte, en s’appuyant sur des historiens alémaniques, la mécanique des jeux d’Unspunnen en 1805 et 1808 censés célébrer «la liberté des Confédérés». Alors que ces jeux sont présentés dans les histoires de la Suisse (cf. notamment la «Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses», pp. 493 et 541) comme un retour plaisant et léger aux réjouissances alpestres, des réjouissances qui firent le bonheur de Madame de Staël présente sur les lieux avec sa petite coterie, Chichkine raconte que les Oberlandais durent se plier de mauvais gré, sous la pression et le contrôle de dizaines de policiers aux ordre des aristocrates bernois, à des jeux de scènes qui leur faisaient horreur, leur préoccupation du moment étant de se libérer du joug des oligarques de la capitale remis en selle par Napoléon Bonaparte.

Et notre auteur de souligner avec humour que Madame de Staël dont les idéaux libéraux étaient réels, «opina» elle aussi, comme le ferait Frisch beaucoup plus tard. Quelle belle leçon d’histoire!

Je pourrais multiplier les exemples, mais ce n’est pas le lieu. Il faut lire le livre.

Comme l’été est là, une solution est peut-être de le mettre dans un sac à dos (attention, il pèse près de 500g et mesure 14,5 sur 23,5 cm…) avec les journaux de Byron et de Tolstoï et de marcher sur les traces des trois écrivains en suivant le même chemin qu’eux et en prenant le temps de méditer leurs écrits. Chichkine l’a fait en sept jours. Pour que cela vaille vraiment la peine, il faudrait peut-être doubler la mise et y consacrer deux semaines.

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Mikhaïl Chichkine, «Dans les pas de Byron et Tolstoï. Du lac Léman à l’Oberland bernois». Traduit de l’allemand et du russe par Colette Kowalsky. Photos d’Yvonne Böhler. Editions Noir sur Blanc, CH-1147 Montricher, 2005, 320 pages.