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12’000 balles dans le pied

On peut se gausser de la visite ravie du parlementaire UDC Roger Köppel à Moscou. Sauf que dans les faits, la position de la Suisse officielle n’est pas loin d’être aussi «intelligente».

Ignazio Cassis a dit merci. «Merci pour leur soutien.» A qui donc? «Nos partenaires, notamment la France.» Et d’enfoncer le clou: «La collaboration avec les partenaires occidentaux est extrêmement importante.»

Une reconnaissance donc pour l’évacuation du personnel de l’ambassade suisse de Khartoum et leurs familles. L’ambassadeur Christian Winter l’a dit tout net: «Il était clair que nous ne pouvions pas nous sauver nous-mêmes.» Comme quoi il n’est pas toujours inutile d’avoir des amis.

A condition évidemment de bien les choisir. Dans le même temps, un autre ambassadeur suisse, Paul René Seger, en poste en Allemagne, répétait consciencieusement la piteuse position du Conseil fédéral concernant la réexportation de munitions suisses à destination de l’Ukraine – position, rappelons-le, qui se résume à un niet sonore et de principe servant de facto les intérêts du Kremlin.

Au prétexte du sacro-saint principe de neutralité, déjà invoqué entre 1939 et 1945 pour justifier de continuer à faire de juteuses affaires avec le Reich, troisième du nom.

Non seulement l’ambassadeur Seger a récité le couplet gouvernemental, mais il l’a fait de manière particulièrement abrupte. La neutralité, a-t-il doctement énoncé «chez nous cela fait partie de l’ADN».

Ceci avant de s’étonner de «l’ampleur des critiques» qui s’abattent sur la Suisse et de proclamer assez cyniquement: «On donne l’impression que la Suisse est complice si Poutine gagne la guerre. Mais 12’000 cartouches n’influenceront pas la guerre et ne décideront pas de la victoire.»

Comme quoi les diplomates russes fustigeant et menaçant les journalistes occidentaux n’ont pas le monopole du psittacisme éhonté.

Gerhard Pfister, le président du Centre, n’a pas manqué de souligner l’incohérence des propos tenus par l’ambassadeur Seger: «En ce moment des pays viennent au secours du personnel de l’ambassade suisse au Soudan, même si cela n’influencera pas l’issue de la guerre.»

Ajoutons que si réellement il ne s’agit que de «12’000 cartouches», on ne voit pas en quoi cela pourrait écorner l’ADN de la neutralité.

Si c’est plus, en revanche, il devient difficile de nier que dans cette affaire la Suisse a choisi, sans le dire, son camp: celui de la Russie et de la Chine, contre l’Ukraine et ses alliés, contre l’Union européenne, contre l’OTAN, bref celui des autocrates contre celui des démocrates.

Pourquoi pas, après tout. Des démocraties ont bien choisi d’être aux côtés de la Russie, l’Inde, l’Afrique du Sud et le Brésil, pour ne citer qu’elles. Mais en le disant ouvertement. Ce n’est pourtant pas sur ces beaux pays que la Suisse, dans les coups durs, pourra compter.

Rappelons que ce n’est pas la première fois que les démocraties occidentales viennent au secours des Confédérés. A l’été 2021, lors du retour des talibans au pouvoir, c’est l’armée allemande et ses avions de transports qui ont permis l’évacuation depuis Kaboul du personnel diplomatique suisse ainsi que des employés des organisations humanitaires.

Plus généralement, l’îlot suisse au cœur de l’Europe, l’autoproclamé Sonderfall, profite économiquement de son premier et plus fidèle partenaire, l’UE, et, militairement, du parapluie de l’OTAN sans offrir grand-chose en contrepartie, sinon des mercis qui ne coûtent pas bien cher.

Pour une fois que l’occasion était donnée au Conseil fédéral de marquer concrètement son attachement à ses vrais amis, voilà qu’il se drape dans le concept de neutralité, au sens le plus rigide et le plus mesquin.

On ne voit plus bien en quoi Alain Berset et ses collègues se distinguent sur ce coup-là d’un Roger Köppel paradant dans la capitale russe, devant le siège du FSB, et proclamant que «les policiers se sont montrés très amicaux» et que donc la Russie «n’est pas du tout un Etat totalitaire et despotique».

Köppel, il est vrai, n’est pas le premier idiot utile à faire le voyage de Moscou. La tradition date de 1917.

Signe des temps: jusqu’ici, c’était plutôt la frange la plus aveugle de la gauche qui se réjouissait d’aller là-bas se faire rouler dans la farine du ridicule. Il semble désormais que le cercle des ravis du Kremlin ait tendance à sérieusement s’élargir.