CULTURE

De Roulet, un livre qui marche fort

Ecrivain curieux et sportif, Daniel de Roulet publie ces jours-ci «L’envol du marcheur». A pied entre Paris et Bâle, dans l’humanité triomphante de la bagnole.

Comme nombre d’artistes, l’écrivain Daniel de Roulet est un drogué. Son truc? La course à pied matinale ou, mieux encore, le marathon dominical, si possible dans une grande métropole. Il adore le bitume de New York ou de Paris. Il en a fait des romans comme «La Ligne bleue» (Seuil, 1995) ou de brefs essais tel «Courir, Ecrire» (Minizoé, 2000).

Parfois, il déroge et consent à marcher. Cela nous donne «L’envol du marcheur» qui paraît ces jours-ci aux éditions Labor et Fides, avec des photographies de Xavier Voirol. Mais de Roulet ne saurait marcher comme vous et moi, le soir au bord d’un lac pour en admirer le frémissement à la lumière oblique du couchant. Ou sur un alpage à l’affût de fleurs rares. Il n’est pas romantique, de Roulet. Mais il est sentimental.

Il aime ses contemporains et passe son temps à les observer, à les interroger, à dialoguer avec eux pour les révéler à eux-mêmes et, bien sûr, aux lecteurs. Il adore débusquer ce qui est caché, masqué, voilé, couvert, dissimulé. Il est en quelque sorte un spécialiste du revers de la médaille.

Cette curiosité insatiable jointe à la rigueur sportive de la pratique quotidienne d’une foulée régulière a façonné au fil des livres et des kilomètres un style où la phrase courte et incisive laisse sur les bas-côtés excroissances et graisses superflues pour privilégier la finesse du trait, la sobriété du constat. Pour recourir au jargon tendance, je dirais que de Roulet est un hyperréaliste grave de la postmodernité.

De ce point de vue, «L’envol du marcheur» offre au lecteur un vrai festival piétonnier. Marqué par la lecture du livre de l’intellectuel alémanique Arnold Kübler «Paris-Bâle à pied : Bericht und Zeichnungen von einer 500-km-Fussreise in 28 Tagen» publié en 1967 (il en reste un seul exemplaire en Suisse romande à la Bibliothèque cantonale de Fribourg), de Roulet décide un beau matin de marcher sur ses pas en suivant, livre en poche, le même itinéraire.

Soit la Nationale 19 qui passe par Provins, Troyes, Chaumont, Vesoul et Belfort. Et il plonge en pleine inhumanité. Ou, c’est selon, dans l’humanité triomphante de la bagnole, où l’homme sans sa carapace automobile risque sa peau à chaque instant. Le ton est donné dès la sortie de Paris:

    A Choisy-le-Roi, je passe rive droite. Sur le pont souffle une brise légère. Un temps où le ciel n’a pas d’histoire. Sauf une brume rousse où flottent quelques relents suspects. Valeurs d’ozone et de gaz carbonique en hausse. Je m’émeus cependant des couleurs délicates, embellies par la pollution. De l’autre côté du pont, entre l’eau et les pavillons barricadés, je m’enfile le long d’un sentier, aménagé pour les piétons à chiens. Sur les poteaux de ce couloir sécurisé, les riverains ont affiché leurs doléances:
    – Festival de l’horreur, 20000 voitures par jour.

    A Villeneuve-Saint-Max, le tracé continue, aménagé mais désert. Il porte désormais le nom de Ceinture verte et les marques jaunes et rouges du cheminement GR. Pour le moment, la Grande Randonnée suit une étroite bande de gazon sale, le long de la route à grand trafic. Sur la gauche, quelques blocs HLM largement insalubres, suivis d’une usine Renault décatie, prête à l’exportation vers un pays moins riche. Le long de son mur d’enceinte, se succèdent des carcasses de semi-remorques, sauvagement pillées. Les matelas sont éventrés, les meubles fracassés, les doubles roues volées. Un grand panneau commente :
    -Villeneuve-Saint-Max, ville propre.

Notre marcheur, on le voit, a le sens de l’humour. Il chemine ainsi, le long d’un axe de communication important sans rencontrer ou presque âme qui vive. Une fois, deux gendarmes planqués derrière un radar qui le saluent poliment. Ou un paysan à qui il demande si l’eau d’une fontaine est potable et qui lui répond gentiment: «Moi je préfère le vin. Mais mes vaches la boivent.»

Le territoire modelé par les sociétés industrielles et les scories de leur décrépitude ne dégage plus le moindre espace pour le marcheur. Les dimensions sont autres. Et ce qui frappe, c’est que le téméraire qui comme de Roulet tente encore l’aventure risque plus sûrement sa peau que s’il partait à l‘ascension du Mont Blanc:

    La route monte d’abord jusqu’au réservoir du canal de la Haute-Saône, caché dans la forêt, puis passe dans une zone pavillonnaire dont la seule attraction semble une école. A cinq heures moins vingt, des dizaines de voitures font la queue pour prendre livraison d’enfants qui habitent dans un rayon de dix minutes à pied. Une scène américaine, le ballet des voitures climatisées à la sortie des classes. Une adulte, une voiture, un enfant. Le ramassage scolaire, c’est pour les pauvres. Pas de place pour le marcheur dans la descente sur Belfort. Je dois sauter plus d’une fois dans le fossé pour ne pas être écharpé par une maman qui serre le virage de trop près.

Depuis Pétrarque écrivant en 1336 «L’Ascension du Mont Ventoux» (Séquences, 1990), la marche est un thème littéraire de choix. L’écrivain ou le poète se balade pour puiser dans l’harmonie de la nature l’inspiration qui va lui permettre de se dépasser dans son œuvre. L’interaction et l’exacerbation de l’effort physique et intellectuel portent l’impétrant à un état de conscience supérieure dont la pureté provoque l’extase, au sens étymologique d’être hors de soi. L’extase ne vient pas sur commande, ce n’est pas une vulgaire montée d’adrénaline, elle se mérite et se paie physiquement. Vers la fin de son périple, de Roulet affronte une journée de pluie:

    Depuis cinq heures que je marche sans arrêt, le ciel d’un gris compact déverse sur moi son humeur. Même l’anorak jaune ne me protège plus. Du slip aux chaussettes, l’eau ruisselle. Le frottement des tissus mouillés irrite davantage que les coups de soleil. Je me décide à suivre la route principale vers Altkirch. Que les voitures m’éclaboussent ou me précipitent dans le fossé, désormais rien ne me protège plus. J’enlève le capuchon qui embuait mes lunettes, me lance bravement à contresens. Les voitures sont plus dangereuses quand elles se suivent. (…) Je marche de plus en plus vite, comme hébété. Plus tard, je me retrouve assis par terre devant un monument aux morts en rase campagne, sans bien savoir ce que je suis venu chercher par ici. Me vient l’envie de me jeter devant la première voiture, de me faire conduire ailleurs, dans un hôtel, ou, mieux encore, chez moi. Je vais abandonner.

De même, Pétrarque, effrayé par son audace, faillit abandonner. Mais il tenait à s’approcher du ciel. De Roulet aussi. Le lendemain, il reprend la route qui le soir le laissera aux portes de Bâle:

    Sur chaque bas-côté, les douces collines de l’Alsace. Sans constituer un chemin de crête, ce parcours dégagé domine, aujourd’hui encore, tous les accidents du territoire sur plus de dix kilomètres. Une belle ligne tout près du ciel. Un site plus que plaisant. Malgré la fine pluie qu’envoient des nuages gris et sans noms, j’accélère, je cours presque, avec l’impression de m’envoler par-dessus le paysage. Après toutes ces journées à prendre mon élan, de décoller enfin. L’envol du marcheur.

L’extase se fait ravissement. Le marcheur est au septième ciel.

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Daniel de Roulet collabore à Largeur.com où il a notamment publié «Davos Terminus», un feuilleton en 34 épisodes consacré au Forum du même nom.

Dernier texte publié dans nos colonnes, «15 mg cialis», est un hommage à Marco Camenisch et une réflexion sur sa condamnation.

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