Journaliste suisse de l’année 2023, Maurine Mercier revient sur ses débuts à Lausanne et sur ce qui l’a motivée à partir exercer son métier dans des pays en guerre.
Son reportage audio en deux parties, pour la Radio Télévision Suisse (RTS), sur une survivante des massacres de Boutcha, en Ukraine, lui a valu, une fois de plus, les plus hautes récompenses de la profession. Mais l’essentiel est ailleurs pour Maurine Mercier, habituée à travailler dans les zones sensibles du globe: donner la parole, toujours, aux témoins, ces héroïnes et héros comme elle les qualifie, qui ont le courage de dire l’indicible.
Née à Lausanne d’une mère québécoise, infirmière, et d’un père vaudois, ancien avocat et professeur de droit, Maurine Mercier a grandi juste à côté, à Pully. Elle y a suivi toute sa scolarité avant d’étudier les relations internationales à Genève et à Madrid. Après avoir couvert la guerre au Donbass, puis la Libye, l’Algérie et la Tunisie, elle couvre la guerre en Ukraine. Elle nous a consacré cette interview, en visio depuis son appartement de Kiev, avec une décontraction et une humilité qui font presque oublier les risques qu’elle court au quotidien. Jusqu’à ce qu’on sonne à sa porte pour lui livrer des bonbonnes d’eau : « L’eau du robinet est encore moins potable depuis les bombardements », s’excuse-t-elle presque, après avoir réceptionné ses réserves.
Quand avez-vous décidé de vous installer à Kiev?
Maurine Mercier: J’ai besoin de vivre sur place pour me sentir légitime, comprendre un pays et amener des nuances. Je suis venue en Ukraine pour trois mois en mars 2022, mais j’ai vite vu que ce serait compliqué de repartir parce qu’il s’agissait d’un événement international majeur qui pouvait se transformer en quelque chose de bien plus grand encore. Je mène une vie normale à Kiev, avec un appartement, ma voiture toute pourrie ramenée de Tunisie et un contrat à temps partiel avec la RTS. En parallèle, je collabore avec Radio France et RTBF (Radio Télévision Belge francophone, ndlr).
Après plus de six ans en Afrique du Nord, le changement a-t-il été difficile?
J’ai laissé mon cœur là-bas, mais je le laisse dans tous les endroits où je vis parce que je m’attache aux gens. Je mentirais en disant que j’ai un coup de cœur pour l’Ukraine, je suis plus méditerranéenne que slave dans l’âme. Mais je me suis également liée à des gens ici.
Est-ce qu’un autre conflit, ailleurs, pourrait vous faire quitter Kiev?
Non, je travaille toujours sur la longueur. Sinon, je ferais toutes les guerres du monde parce qu’elles méritent toutes une couverture médiatique. Par exemple, le conflit israélo-palestinien : je n’ai jamais mis les pieds dans la région. Je pense que je serais assez peu légitime. Je ne cours pas après les guerres, mais après le fait de mettre en lumière une situation. Je souhaite raconter la paix en Ukraine. Elle sera difficile, mais j’espère qu’elle arrivera le plus vite possible.
Vous resteriez au-delà de la guerre?
Pas à vie, mais quelques années, oui. Je suis dans ce pays pour faire mon travail, donc tant qu’il me paraît intéressant et que j’arrive à le faire correctement, je reste.
À quel moment le journalisme s’est-il imposé dans votre vie?
Ce n’était pas une vocation. Moi, je voulais juste un métier qui me permette de voyager. Adolescente, j’avais même envisagé d’être animatrice au Club Med! Puis, j’ai voulu être photographe. Après mes études, je me suis tournée vers l’humanitaire. Mais, lors de stages dans des organisations internationales, j’ai compris que ce n’était pas pour moi. Je suis un peu une bête sauvage, je crains les hiérarchies, les grosses structures, l’inertie, l’inefficience. J’ai besoin de beaucoup de liberté. C’est à ce moment-là que j’ai voulu être journaliste, et plus particulièrement faire de la radio.
Avant d’arriver à la radio, c’est chez TVRL, la télévision lausannoise ancêtre de La Télé Vaud-Fribourg, que vous faites vos débuts.
J’avais décroché cette place après avoir postulé partout en Suisse romande pendant deux ans. Personne d’autre n’avait voulu de moi! Je dois beaucoup à TVRL et La Télé parce qu’elles m’ont tout appris : filmer, présenter, faire du journalisme, la débrouillardise… Je ne pourrais pas faire ce que je fais aujourd’hui sans elles. J’ai eu un plaisir fou à bosser pour les médias locaux parce que je faisais du terrain, même si le rythme était effréné, avec un reportage par jour. Je garde une estime énorme pour mes collègues qui font ça sur la longueur.
Des souvenirs marquants de ces années formatrices?
Oui, l’une de mes premières interviews : celle avec Daniel Brélaz (ancien syndic de Lausanne, ndlr). Je savais à peine régler ma caméra, je devais l’interroger sur un dossier fiscal complexe et en plus, je craignais de me retrouver devant ce personnage qu’on m’avait décrit comme assez caractériel. J’étais arrivée en tremblant, mais il m’a accueillie avec une sympathie et une pédagogie incroyables. Un autre sujet qui m’a marquée était celui que j’avais intitulé « Les travailleurs de l’ombre », sur des gens qui, dans le cadre de leur métier, étaient privés de la lumière du jour et exerçaient parfois dans des conditions illégales. J’avais été épatée par leur courage de témoigner malgré les risques de perdre leur emploi.
Qu’est-ce ce qui vous a poussée à devenir correspondante freelance en Afrique du Nord ?
Toujours ce besoin de mouvement qui fait partie de moi depuis mon enfance, passée entre la Suisse et le Québec. Je ne peux pas m’imaginer rester au même endroit toute ma vie. Je n’ai pas l’esprit assez élevé pour voyager intérieurement, donc je le fais physiquement (rires) ! Être confrontée à d’autres manières de faire, langues, contextes, nous élève. Depuis que je voyage, j’apprends surtout que je ne sais rien et c’est très excitant de ne pas être gonflée de certitudes. Je me trouve toujours plus idiote à chaque déplacement, mais je pense que c’est la meilleure leçon que je puisse me donner.
Qu’est-ce que vos séjours à l’étranger vous ont appris sur la Suisse?
Quand je rentre, je flaire la paix et je mesure la chance qu’on a. La paix, c’est très précaire. Il faut la savourer. J’ai aussi appris à voir la beauté de Lausanne, mais je l’avais déjà vue un peu avant de partir, grâce au photographe Sebastião Salgado que j’avais interviewé. Je lui avais confié que je m’ennuyais à Lausanne. Il m’a fait regarder le Léman, les Alpes et m’a dit : « C’est parce que vous ne regardez pas bien ! Il faut ouvrir les yeux plus grands. » Il m’a fait prendre conscience qu’il n’y avait pas beaucoup de villes comme Lausanne. C’est un merveilleux écrin, mais à force d’y vivre, je ne m’en rendais plus compte.
Que représente le Léman pour vous ?
Le Léman, c’est ma vie ! C’est toute l’histoire avec mon papa, Pierre Mercier, le type le plus extra du monde. Il m’a appris à naviguer. Je fais de la voile avec lui depuis que je suis née. Il a un petit bateau, amarré à Ouchy. Pour sortir du port, comme il n’y a pas de moteur pour ne pas polluer, on pagaie. J’ai vécu les grandes peurs de ma vie et mes plus beaux souvenirs sur ce voilier. Mon père serait gêné que je dise ça, mais il est une espèce de mythe du Léman ! Il a 85 ans et continue de faire la Translémanique en solitaire.
Avez-vous pris part à des courses également ?
J’ai fait le Bol d’or quand j’avais environ 13 ans. Ma sœur et moi formions une vraie équipe de bras cassés ! Mais mon père était à la barre et je crois qu’on a signé un des records du voilier (rires).
Trouvez-vous Lausanne changée depuis votre départ ?
Oui, elle est devenue plus sympa parce qu’il y a de plus en plus de monde et de brassage de cultures, ce qui lui amène de la gaieté, de la vie. Je suis très fière de voir ça. Il y a aussi énormément de terrasses aujourd’hui, ce qui la rend encore plus vivante.
Vous pourriez encore vous y ennuyer ?
Non, je ne crois pas. Je pourrais avoir envie d’y revenir, par moments… Mais justement parce que j’ai appris à la voir autrement. Je suis hyperattachée à Lausanne, j’y ai mes parents, mes amis. Je ne m’ennuie en tout cas jamais quand j’y suis en vacances, c’est toujours la course parce que je n’arrive pas à voir le tiers du quart de mes amis. J’apprécie aussi la proximité des montagnes. Je suis souvent en Valais. Je me suis mise au ski de randonnée.
Qu’emmenez-vous de la Suisse à Kiev?
Les photos que je prends des gens que j’aime. Je fais un truc que je n’aurais jamais imaginé faire avant : je les placarde dans mon appartement pour les avoir toujours en face de moi. Lors de mon dernier voyage, j’ai aussi rapporté de la viande séchée valaisanne pour une amie ukrainienne, un peu de chocolat et du fromage.
Les lecteurs du quotidien «24 heures» vous ont élue Personnalité vaudoise de l’année en 2023. Que représente ce titre pour vous ?
Cela m’a beaucoup touchée, parce que journaliste, c’est censé être le métier le plus décrié au monde, mais aussi parce qu’en tant que binationale, j’ai eu l’impression de me faire adopter (rires). Je suis très latine et il y avait toujours une part de moi qui se sentait un peu étrangère, parce que trop chaleureuse, trop tactile, trop tout ça. On me l’avait même reproché lors de ma première évaluation à la RTS : «Maurine, tu t’intègres trop facilement.» Pourtant, c’est cette capacité d’intégration qui est mon outil de travail numéro un !
Comment avez-vous recueilli le témoignage bouleversant d’une survivante des massacres de Boutcha, violée pendant deux semaines par des soldats russes?
Il y avait beaucoup de journalistes, mais peu de journalistes femmes. Je suis restée deux semaines et demie sur place et j’ai approché toutes les Ukrainiennes que je voyais. Elles étaient difficiles à trouver parce que la plupart des gens avaient fui. Et celles qui étaient encore là étaient traumatisées, elles sortaient à peine des caves, des planques. Il fallait établir la confiance. C’est un boulot qui demande des jours et des jours. Mais moi, je crois au temps. Le temps, c’est le respect des gens. Mon interlocutrice n’avait même pas encore vu de médecin. Je voulais qu’elle puisse d’abord s’occuper d’elle et qu’elle soit vraiment sûre de vouloir rendre son témoignage public. Quand on vit sur place, on voit les répercussions que peuvent avoir les témoignages, donc on prend encore plus de précautions.
Être une femme rend-il votre travail en zones de guerre plus difficile?
Non, au contraire ! Par exemple en Libye, un homme journaliste ne pourra pas approcher les femmes, donc la moitié de la population. Une journaliste y est aussi moins en danger : je me voilais, je mettais des lunettes de soleil et personne ne me remarquait, donc j’échappais au risque de kidnapping qui est très présent. L’Ukraine n’est pas un pays conservateur, mais être une femme reste un atout sur les lignes de front par exemple. Même s’il y a des combattantes, ils sont surtout entre mecs et, c’est peut-être du machisme, mais ils ne sont pas suspicieux vis-à-vis d’une femme journaliste. Je caricature un peu, mais c’est précieux d’être une femme dans ce métier. Actuellement, les femmes reporters ou photographes dans les pays en guerre sont d’ailleurs plus nombreuses que les hommes.
Qu’est-ce qui vous motive au quotidien?
L’impression que mon devoir est de rester pour essayer de raconter sur la longueur alors que l’intérêt s’estompe. Je remercie les gens qui écoutent ce genre de reportages. C’est le plus beau cadeau qu’on puisse offrir à toutes les personnes, tous les héros qui osent témoigner. Je suis convaincue qu’il faut écouter les douleurs pour pouvoir faire tourner le monde de mieux en mieux.
Toutes ces émotions que vous recueillez, comment les évacuez-vous?
En me marrant avec mes potes ! L’amitié, c’est mon carburant. Je ris aussi du pire avec mes amis ukrainiens. On se dit tout, y compris ce qu’on pourrait difficilement raconter à ceux qui ne partagent pas notre vécu. Je m’oblige aussi à faire de la corde à sauter tous les jours pour évacuer le stress, et parfois la hargne de voir des gens souffrir sans rien pouvoir faire pour eux. Il faut trouver le moyen de décharger ce qu’on vit, mais j’ai aussi la chance d’être une personne très heureuse à la base, donc je vais bien.
_______
Les adresses de Maurine
Parc de l’Hermitage (Avenue Louis-Vulliemin, Lausanne): «Je kife les parcs à Lausanne, surtout celui de l’Hermitage. J’aime le fait qu’on ne fauche pas tout, qu’on y laisse des zones sauvages.»
Les Alliés (Rue de la Pontaise 48, Lausanne): «J’ai découvert ce restaurant tout dernièrement, durant mes vacances. C’est un super endroit ! Mais il est menacé, car l’immeuble est censé être détruit. Des gens du quartier essaient de le sauver, j’espère qu’ils y arriveront. »
Musée collection de l’art brut (Avenue des Bergières 11, Lausanne): «On en ressort grisé. Les ‘ fous ’ ne sont jamais ceux que l’on pense. Pour moi, ce lieu est l’espace de toutes les libertés, un lieu qui fait sauter les cadres dans un monde trop normé.»
_______
Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 13).