CULTURE

Dominique Kalifa à propos du «monde d’après»

L’historien français s’est donné la mort samedi dernier, à 63 ans. Dans cette interview inédite réalisée en avril, il s’exprimait à propos du nom qui pourrait désigner l’époque post-Covid. Même si «le temps n’est pas encore venu de nommer le nôtre»…

Le grand historien Dominique Kalifa s’est suicidé samedi 12 septembre, le jour de son 63e anniversaire. Professeur à l’université Paris I Sorbonne, il s’était spécialisé dans les imaginaires sociaux et la culture de masse. Entre autres sujets, il s’intéressait de près à la «chrononymie», soit l’étude des noms d’époque.

En avril dernier, en pleine crise sanitaire globale, nous l’avions interviewé à propos de l’impression largement partagée que le monde entrait dans une nouvelle ère. Comment nommer ce «monde d’après»? Quel «chrononyme» pour l’époque post-Covid?

Nous retranscrivons ici l’intégralité de cet entretien réalisé par email entre le 9 et le 14 avril 2020.

Pensez-vous qu’un nouveau terme, un nouveau «chrononyme», va désigner l’époque d’après le déconfinement?

On peut l’imaginer tant les sentiments et les propositions fleurissent aujourd’hui pour penser le monde «d’après». Mais je pense qu’il faut rester prudent en la matière. D’une part parce que rien ne prouve que cette séquence sera aussi différente que cela. L’expérience prouve malheureusement que les hommes, les sociétés, leurs passions, leurs réflexes ont le plus souvent la vie dure. D’autre part parce que nommer un temps, nommer une période de l’histoire, prend souvent beaucoup de temps. Comprendre son époque, «apprécier la qualité des temps» pour reprendre l’expression de Machiavel, suppose une acuité, une rare intelligence de l’instant.

Les chrononymes apparaissent-ils toujours a posteriori, bien après l’époque en question? Y a-t-il des exemples où le chrononyme s’est imposé d’emblée, ou du moins assez tôt?

La plupart des chrononymes que nous utilisons communément sont en effet nés après, souvent des siècles après la période qu’ils désignent. La notion de «Moyen Age», par exemple, ne se diffuse vraiment qu’au début du XIXe siècle. Et pour rester plus près de nous, la «Belle Epoque», qui désigne les 15 premières années du XXe siècle, n’est dénommée comme telle qu’en 1940. Mais cet intervalle est parfois plus bref. En 1979, Jean Fourastié qualifie de «Trente Glorieuses» les années 1945-1975. Et certains chrononymes ont pu apparaître au cœur de la période qu’ils désignent. C’est le cas de «l’ère victorienne» qui se popularise dès le milieu du règne de la reine Victoria, du Gilded age américain (les années 1870-1890) désigné comme tel par un roman de Mark Twain, ou encore de la notion de «fin de siècle» que les contemporains utilisent vers la fin des années 1880. Mais ces exemples demeurent rares, la plupart des noms d’époque sont des créations postérieures, rétrospectives, parfois nostalgiques, parfois accusatrices.

L’expression «Nouvelle économie» est apparue dans les années 1990-2000 pour désigner un changement de contexte.

On perçoit bien sûr l’intérêt d’une telle expression, qui évoque une mutation forte et lourde de conséquences. Mais à ma connaissance, elle n’a jamais été employée pour définir cette fin de XXe siècle. Désigner une période, nommer un temps, suppose généralement une expression ample, enveloppante, capable de donner un sens à toutes les activités sociales. Ere numérique ou digitale pourrait sans doute fonctionner en ce sens — tout en incluant la notion de «nouvelle économie» — mais je ne crois pas qu’elle ait fait souche. Lorsque j’ai réfléchi dans l’épilogue de ce livre sur les expressions un peu englobantes apparues à compter des années 1980, c’est la prolifération du préfixe «post» que j’ai surtout repéré: postmodernisme, post-industrie, post-démocratie, post-vérité, post-humanisme, etc. Des termes qui signalent un avenir incertain, qui voient bien d’où l’on part mais peinent à imaginer où l’on va.

Après l’industrie (Révolution industrielle) ou l’économie (Trente Glorieuses), est-ce que l’écologie, ou la santé, pourrait influencer le nom de la prochaine époque?

Nommer les périodes procède souvent des inquiétudes ou des anxiétés de son temps, donc oui, je pense que des enjeux aussi décisifs pour nous que l’écologie ou la santé pourraient jouer un tel rôle. N’est-ce pas d’ailleurs le cas de la notion d’«anthropocène»? Le terme, popularisé par le chimiste Paul Josef Crutzen vers le milieu des années 1990, vient bien désigner une période, la nôtre, celle où l’influence humaine est devenue capable de marquer biosphère et lithosphère. Une expression qui nous dirait l’impossibilité de penser notre histoire indépendamment de celle de la planète.

Quelles sont les conditions qui favorisent l’adoption de tel chrononyme plutôt que tel autre?

Les chrononymes qui «prennent» – les poubelles de l’histoire sont emplies de chrononymes oubliés – sont généralement les plus simples; des expressions simples, des termes usuels, à compréhension immédiate: «Renaissance», «Ancien Régime», «Années folles», etc. Ils excluent les mots savants, les données trop ponctuelles ou partielles, privilégient les expressions enveloppantes, qui parlent à tous. La formule la plus conquérante au XXe siècle fut celle d’ «années + décennie»: années cinquante, soixante, soixante-dix, etc., qui obéissent à ce cahier des charges tout en fragmentant le temps en séquences plus brèves, décennales.

Certains chrononymes peuvent être en décalage avec la réalité qu’ils sont censés désigner (comme la Belle Epoque). Les sociétés contemporaines disposent-elles d’un moyen de «générer» des chrononymes plus précis et fidèles aux traits principaux de l’époque en question?

Si l’on écoute les historiens professionnels – dont je suis – les chrononymes trahissent toujours la période qu’ils désignent. La Belle Epoque ne le fut pas, les Années folles pas davantage et l’on sait bien que l’on ne vécut pas trente années de prospérité et de consommation tous azimuts à compter de 1945. Mais le dessein des noms du temps n’est pas d’être exact, ils traduisent un imaginaire, la façon dont les sociétés réinventent leur passé, «l’air du temps» qu’ils lui donnent. Et il importe que l’histoire s’intéresse aussi à ces imaginaires, qui «travaillent» nos représentations du passé.

Quels sont les chrononymes qui désignent le mieux, selon vous, la période 1990-2020?

C’est une question très difficile. Les deux suggestions émises — l’ère des post et l’anthropocène — ne sont que de simples pistes, et j’ai bien conscience que le sens commun ne s’y retrouve pas aujourd’hui. Or les vrais chrononymes sont ceux qui sont employés par tout un chacun. C’est sans doute que le temps n’est pas encore venu de nommer le nôtre.

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Dominique Kalifa a dirigé le livre «Les noms d’époque», aux éditions Gallimard.
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Des extraits de l’interview ci-dessus ont été publiés dans l’article «Quel nom pour le monde d’après?», publié dans PME Magazine.