Lionel Baier a souvent mis en lumière sa ville natale dans ses films. À l’aube de la sortie de «La Cache», son huitième long-métrage, rencontre avec un cinéaste qui enseigne son métier à l’école Fémis de Paris et à l’ECAL de Lausanne.
Vous le verrez peut-être se promener dans la rue piétonne du centre de Lausanne où il vit, portant cravate et veston, suivi de Nox, le chat noir du quartier. Lionel Baier en a été nommé responsable.
«Il est nourri et vacciné, mais il n’est pas à moi. Je n’aime pas l’idée de posséder un animal, sourit-il, car Nox va où il veut.» Un félin à l’image du cinéaste qui explore sous tous les angles l’univers du 7e Art: depuis 2023, il est à la tête du département de réalisation de la Fémis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son), à Paris, et enseigne depuis plus de vingt-deux ans à l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Il est aussi cofondateur de la société de production Bande à part Films, vice-président de la Cinémathèque suisse et membre des conseils de fondation de l’école de théâtre La Manufacture, à Lausanne, et du festival Visions du Réel, à Nyon (VD).
Mais derrière l’air sérieux que pourraient lui conférer son élégance et son CV, Lionel Baier manie l’humour avec brio. On citera l’absurdité délicieuse, dans son film La Dérive des continents (au sud), d’une visite d’État dans un camp de réfugiés en Sicile, réarrangé pour l’occasion car pas assez «miséreux» pour coller au storytelling des attachés de presse présidentiels. Ou celle de journalistes romands dépêchés au Portugal, dans Les Grandes Ondes (à l’ouest), et tellement absorbés par un reportage sans intérêt qu’ils en loupent la Révolution des œillets. Ou encore le magistral travail d’équilibriste de l’auteur qui, dans La Vanité, plonge Patrick Lapp et Carmen Maura dans la thématique du suicide assisté, sans jamais nous ôter le sourire.
En 2025, Lionel Baier présentera son 8e long-métrage de fiction, La Cache, au budget avoisinant les 5,5 millions de francs. On y retrouve, une dernière fois à l’écran, le célèbre acteur français Michel Blanc, subitement décédé le 3 octobre 2024. La Cache est l’adaptation du roman éponyme de Christophe Boltanski, auréolé du prix Femina. L’ouvrage raconte, non sans humour aussi, l’histoire vraie des Boltanski, famille d’artistes aux générations si soudées qu’elles se déplaçaient ensemble dans leur vieille voiture et vivaient comme en état de siège dans un appartement marqué de traumatismes. Car durant l’Occupation, Étienne Boltanski, le grand-père juif du narrateur, y avait survécu deux années, reclus dans une minuscule cachette, avec l’aide de sa femme, catholique. Sa présence avait même été tue à leurs enfants.
«La Cache» est votre première adaptation. Comment avez-vous choisi ce projet?
Lionel Baier: Ma distributrice française me l’a proposé à sa sortie, en 2015. J’ai beaucoup aimé le livre, mais l’écriture du scénario a été compliquée parce que l’auteur raconte l’histoire de quatre générations de sa famille de façon très originale – et non chronologique – à travers les pièces de l’appartement dans lequel il a grandi. Il m’a laissé carte blanche. J’ai donc choisi de partir d’un fait insolite: quand le narrateur avait 10 ans, son oncle, le célèbre artiste plasticien Christian Boltanski, avait organisé sa toute première exposition le 3 mai 1968. Personne n’était venu à cause des événements de mai 68. J’ai pensé qu’on pouvait condenser l’histoire dans ce mois de mai et établir des similitudes avec la guerre, parce qu’il y avait des batailles dans la rue, Paris était paralysée… Cela pouvait rappeler à la famille ce qu’elle avait vécu, sans avoir à tourner des scènes en costumes nazis, parce que, pour moi, c’était rédhibitoire.
Pourquoi rédhibitoire?
La Shoah est un immense sujet d’anxiété pour moi. Les origines de ma famille se perdent en Pologne, et on y croise des noms juifs. C’est peut-être la raison pour laquelle je suis extrêmement angoissé par cette tragédie, comme je le suis par toutes les guerres. Quand celle d’Ukraine a débuté, j’ai été, pendant deux-trois semaines, en état de choc. Je n’en dormais pas. Même angoisse face aux attentats du 7 octobre en Israël et face à la guerre dans la bande de Gaza. L’actuelle montée des extrêmes droites me panique aussi.
L’histoire de la famille Boltanski a des points communs avec la vôtre. Est-ce ce qui vous a convaincu de la porter à l’écran?
Les arrière-grands-parents Boltanski venaient d’Odessa, la ville où mon propre arrière-grand-père a rencontré mon arrière-grand-mère lorsqu’il y était posté comme militaire. Ils ont émigré en Suisse dans les années 1910, les Boltanski ont émigré en France. Mais ce qui m’a le plus touché, c’est à quel point l’auteur a réussi à reconstituer ses origines. Comme les miennes, elles étaient floues. Parce que les gens qui fuient leur pays doivent souvent mentir pour pouvoir rester quelque part. Mon arrière-grand-père avait plusieurs cartes d’identité: il était né en France, en Allemagne, en Pologne ou en Russie en fonction de ce qui pouvait l’aider. «La Cache» est le cinquième film dans lequel vous dirigez votre mari, l’acteur de théâtre Adrien Barazzone.
Est-ce difficile de travailler en couple?
Oui! (Rires.) C’est pour ça qu’il n’a jamais le rôle principal. Je trouve que c’est plus difficile de filmer une personne avec laquelle vous êtes dans l’intimité.
Pourquoi?
Parce que la chose vraiment troublante au cinéma et au théâtre, c’est que vous pouvez désirer complètement quelqu’un sans que ce désir soit sexué. Moi, je suis comme amoureux des actrices et acteurs avec lesquels je tourne: j’ai envie de les voir, de les filmer tout le temps. Je dois aussi constamment les conquérir pour qu’ils aient envie de revenir le lendemain. Quand je tourne avec mon mari, il y a moins de challenge: même si on s’engueule un jour, je sais qu’il sera sur le plateau le lendemain. Adrien a été excellent dans ses rôles, mais je trouve que les autres le filment mieux que moi. Je parle pour moi évidemment, parce qu’il y a des réalisateurs qui ont très bien dirigé leur partenaire, comme John Cassavetes qui filmait Gena Rowlands de façon magnifique.

©François Wavre | Lundi13
Vous avez tourné quatre films à Lausanne. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce décor?
Lausanne se laisse filmer comme une grande ville parce qu’elle a l’activité culturelle, économique et sportive d’une grande ville. Elle a aussi une grande diversité architecturale. Il y a eu des ajouts de bâtiments dans tous les sens, qui n’ont pas toujours été du meilleur goût urbanistique, mais, pour les cinéastes, c’est très intéressant. Et l’organisation des tournages y est bien plus facile qu’à Paris par exemple, où on a tourné les extérieurs de La Cache.
C’est-à-dire?
Il y a un bureau à la Municipalité qui gère ça, vous avez toujours la même personne de contact, on vous met les choses à disposition, dans la mesure du raisonnable, et c’est très abordable financièrement. Je suis aussi à chaque fois surpris par la bienveillance des Lausannois quand on tourne. On dit qu’il y a une sorte d’indolence vaudoise, presque un peu méditerranéenne, et cela nous est très utile. Les gens sont vraiment arrangeants.
Avez-vous le projet de revenir tourner en Suisse?
Je ne sais pas encore si je le réaliserai avant le dernier volet de ma tétralogie, qui se jouera en Écosse, mais j’écris actuellement un film qui se passera entièrement à Lausanne et comportera un élément surnaturel, une première pour moi. Le dernier film que j’ai produit, Le Procès du chien de Laetitia Dosch, a aussi été tourné à Lausanne. Un choix de Laetitia qui était tombée amoureuse de cette ville durant sa formation à La Manufacture. Elle y ressent une grande liberté.
Et vous, qu’aimez-vous le plus à Lausanne?
J’ai aussi l’impression d’une grande liberté parce que Lausanne se prend moins au sérieux que les autres villes suisses. Il y a des choses en mauvais état, c’est beaucoup plus bordélique, mais on est dans la vraie vie. J’habite depuis vingt-cinq ans une rue très populaire, avec une grande mixité qui fonctionne très bien et contredit les propos de l’extrême droite.
Quel est votre plus beau souvenir à Lausanne?
J’ai un souvenir très net de la finale de l’Eurovision 1989 au Palais de Beaulieu. J’étais devant mon poste, et je trouvais cela incroyable de voir le générique de l’Union européenne de radio-télévision s’ouvrir sur un bâtiment que je connaissais. Et de savoir que l’Europe entière avait les yeux tournés vers nous. Mais plus prosaïquement, il n’y a pas un jour où je ne traverse cette ville sans me dire que j’ai de la chance d’y vivre. La société de production Bande à part Films, que vous avez cofondée à Lausanne avec les cinéastes Ursula Meier, Jean-Stéphane Bron et Frédéric Mermoud, a fêté ses 15 ans en 2024.
Comment a débuté cette «success story»?
Avec Jean-Stéphane, on est amis depuis trente ans. À l’époque, on était tous deux produits par Robert Boner, qui avait tourné pas mal de films à Lausanne, comme Les Indiens sont encore loin avec Isabelle Huppert et Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard. On s’est associés avec lui. On devait faire une série documentaire et on cherchait d’autres réalisateurs pour ce projet. J’avais vu des courts métrages d’Ursula Meier et on a décidé de la contacter. Jean-Stéphane connaissait Frédéric Mermoud de l’ECAL. On a commencé à travailler ensemble: on lisait nos scénarios, on se montrait nos montages. Très vite, on a voulu avoir une maison commune pour garder les droits de nos films.
Vous diversifiez beaucoup vos propres activités ces dernières années: un premier téléfilm en 2018, une première pièce de théâtre en 2022, une première adaptation en 2025 et un premier film fantastique en projet. Avez-vous le souhait de tout essayer?
C’est le signe de la vieillesse! (Rires.) J’ai envie de changement pour ne pas me retrouver toujours dans mes marques. Je pense que le cinéma est vraiment l’art des jeunes gens, des révoltés. En vieillissant, on s’installe – en tout cas, moi, je m’installe – dans une pratique. Je vois que je repasse là où je suis déjà passé. Alors je me force à ajouter une difficulté à chaque projet. Pour La Cache, la difficulté était de faire un film choral.
Enseigner à l’ECAL et à la Fémis, c’est une manière de rester proche de la relève?
Ah oui! Les jeunes sont très inspirants, je leur ai volé plein d’idées. (Rires.) Je leur dis aussi de prendre les miennes. Quand on débute, on est très réticent à prendre les idées qu’on vous donne. Mais au cinéma, quand on vous donne une idée, elle devient la vôtre parce que le travail du réalisateur, c’est de se la réapproprier.
Quel bilan tirez-vous après votre deuxième rentrée à la Fémis?
Un bilan très positif. Je suis codirecteur du département de réalisation. On est deux, pour pouvoir se remplacer quand l’autre est en tournage. C’est passionnant parce qu’on forme les gens qui seront le cinéma français de demain, on est au cœur du réacteur de la plus grande industrie du cinéma en Europe. J’ai aussi été engagé pour développer certains éléments qu’on avait mis en place à l’ECAL et qui ont fait leurs preuves, comme le système de laboratoires dans lesquels les étudiants sont amenés à beaucoup tourner et à avoir, très vite, un rapport réel avec la production et les difficultés du métier.
Comment s’organisent vos semaines depuis votre nomination?
Je vis entre Lausanne et Paris depuis quinze ans, donc j’ai l’habitude des allers-retours. Avant, je passais quatre-cinq jours à Lausanne et deux-trois jours à Paris. Maintenant, c’est l’inverse. Mais je serai toujours Lausannois. C’est une ville magnifique avec une qualité de vie dingue. Il y a un rapport important à la nature qui est essentiel pour moi. On peut être rapidement en forêt pour aller courir, rapidement à la plage pour se baigner. Il y a des musées géniaux, une Cinémathèque nationale, des petites librairies… Que demander de plus!?
LES ADRESSES DE LIONEL
LE PARC DU CALVAIRE I Chemin du Calvaire, Lausanne
«J’adore ce joli petit parc. Auparavant, c’était un cimetière (jusque dans les années 1940, ndlr) et on y a laissé quelques tombes de personnalités. Il y a un chêne planté en mémoire de Karoł Emanuel Grohmann, un Polonais lausannois assassiné par les Soviétiques lors du massacre de Katyń. C’est calme, avec beaucoup d’arbres.»
LE SAXO I Rue de la Grotte 3, Lausanne I lesaxo.com
«C’est le plus vieux bar homo de Lausanne, un endroit vraiment génial. Jacques, le patron, y organise des soirées karaoké. Je ne chante pas, mais j’aime bien boire un verre en regardant ceux qui osent se lancer. Il y a des gens de tout âge, de toute condition, homos ou pas, qui sont là juste pour le plaisir de s’amuser.»