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Pourquoi la profession d’ingénieur n’intéresse plus les jeunes

La Suisse souffre d’une pénurie d’ingénieurs. Et ce n’est pas fini. Les jeunes privilégient les filières sociales. Une tendance lourde qui pénalise les PME industrielles. Enquête.

Pas cool, les maths? C’est ce que semblerait indiquer le pourcentage très bas de gymnasiens vaudois qui choisissent l’option scientifique: ils étaient à peine 10% l’an dernier. Un chiffre qui reflète le phénomène de désintérêt pour les sciences et la technique, observé depuis une dizaine d’années dans toute la Suisse, et aussi plus largement dans les pays occidentaux. Plusieurs rapports de l’Office fédéral des statistiques ou de l’OCDE indiquent que la part relative des étudiants en sciences a diminué depuis la fin des années 1990. Les maths, la physique, la chimie, ainsi que l’ingénierie civile sont particulièrement touchées par cette tendance, contrairement à la biologie et aux sciences du vivant, qui suscitent encore des vocations.

«Les professions d’ingénieur ou de chimiste n’ont pas perdu de leur prestige, souligne Grégoire Evéquoz, directeur de l’Office d’orientation professionnelle à Genève. Le prestige ne motive plus les jeunes, qui choisissent davantage une profession en fonction d’intérêts personnels. Or, les sciences ont perdu de leur attractivité, comme le démontrent les résultats mitigés de la dernière étude PISA.»

Les branches scientifiques souffrent d’un problème d’image, qui reflète le manque de dialogue entre les sciences et la société. «Construire des barrages ou des routes, développer des produits chimiques, cela n’a plus bonne presse auprès des jeunes, qui sont massivement orientés vers l’écologie et le développement durable, commente Jean-Marc Triscone, doyen de la Faculté des sciences de l’Université de Genève (Unige). Même si l’on sait que c’est aussi par les technologies que l’on peut soutenir l’environnement.»

Désaffection

Le positivisme d’après-guerre et l’idée que la technique permet de résoudre tous les problèmes appartiennent au passé. «Forts de leurs succès, les scientifiques se sont longtemps enfermés dans leur tour d’ivoire, ils en paient maintenant le prix», ajoute Jean-Luc Dorier, professeur en sciences de l’éducation à l’Unige, qui participe à un groupe de recherche européen sur la désaffection des jeunes pour les études scientifiques.

Pour le professeur Dorier, le basculement des intérêts des jeunes est également lié à l’avènement de la société d’information. «Internet ou le téléphone mobile ont modifié les compétences des jeunes. Ils ont acquis la capacité de gérer un flux constant d’informations, accessibles en permanence et en quantité infinie. Or, la démarche scientifique n’est pas immédiate, elle nécessite une recherche d’informations méticuleuse sur plusieurs années pour obtenir des résultats. Nous observons que les raisonnements basés sur une logique scientifique sont en perte de viabilité dans notre société.»

Facteurs

Une situation que Jean-Luc Dorier associe à une diminution de la conscience du rôle fondamental des mathématiques: «Il s’agit d’un gros paradoxe du monde moderne: nous n’avons jamais été aussi plongés dans la technologie, alors que les mathématiques n’ont jamais été aussi peu visibles. Les jeunes sont accros aux jeux vidéo, mais ne s’intéressent pas aux connaissances de base qui ont permis de les créer. Ils sont devenus dépendants de technologies qu’ils ne maîtrisent pas. C’est inquiétant.» Les branches scientifiques sont aussi victimes de leur image austère et inaccessible: «Beaucoup de jeunes pensent qu’il faut être Albert Einstein pour étudier dans nos filières, raconte Farnaz Moser, déléguée à l’égalité et à la promotion des sciences à l’EPFL. Or, nous ne comptabilisons pas plus d’échecs que les autres filières.»

Pour la déléguée à l’égalité de l’EPFL, les branches scientifiques paient aussi le prix d’une tradition d’exclusion des femmes: «Les petites filles n’arrivent toujours pas à se projeter professionnellement dans ces domaines, dont elles se désintéressent très vite. Cela représente toute une population que les sciences n’arrivent pas à attirer.»

Mauvaise image, manque de visibilité, changement de rapport entre sciences et société et peur de la difficulté: autant de facteurs qui expliquent que les jeunes se dirigent moins vers les branches scientifiques et techniques. Pendant que les directeurs d’universités et de certaines HES se désespèrent de la désertion des filières scientifiques, d’autres souffrent du problème inverse: «Nous observons un intérêt de plus en plus marqué des jeunes pour le travail social, observe Joseph Coquoz, responsable du domaine Travail social de la Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO). Nous recevons presque deux fois plus de demandes qu’il n’y a de places disponibles.»

La formation en travail social se décline en trois orientations: service social, animation socioculturelle et éducation sociale. Elle met notamment l’accent sur l’acquisition de connaissances en psychologie, en sociologie et en politique sociale, et conduit à travailler essentiellement dans des structures publiques (hôpitaux, services sociaux et culturels, foyers, centres de loisirs) et des ONG.

François Abbé-Decarroux, directeur général de la HES-SO Genève, constate une augmentation annuelle de 6% de ses effectifs dans la filière sociale depuis 2002: «Cette croissance serait encore plus marquée si nous pouvions répondre à toutes les demandes. Notre offre de formation est limitée en fonction des places de stage car le plan d’étude comprend environ un tiers de pratique en institution.»

L’engouement des jeunes pour les métiers du social est également perçu par Grégoire Evéquoz: «Cet intérêt de plus en plus marqué repose sur un paradoxe car il est lié à la montée de l’individualisme. Depuis quelques années, nous observons un élément de plus en plus important lors du choix d’une orientation: pour les jeunes, le travail est lié au développement personnel. Il représente un lieu de réalisation et d’incarnation de ses valeurs personnelles, comme aider les autres ou se mettre à leur service. En optant pour le domaine social, on cherche à se démarquer par son originalité et ses idées altruistes. Les débouchés et les perspectives d’avenir ne sont absolument pas pris en compte.»

Face à cette situation, le directeur de l’Union suisse des sociétés d’ingénieurs-conseils (Usic), Mario Marti s’inquiète pour l’avenir de sa profession: «Il manque environ 3000 ingénieurs en Suisse. L’intérêt pour ces métiers a connu un déclin continu ces dernières années.» Confrontées à une pénurie, les entreprises suisses vont de plus en plus loin pour trouver leurs ingénieurs. «Nous cherchons des collaborateurs qualifiés en France et en Allemagne, explique Jean-Pascal Gendre, membre de la direction de CSD, l’un des leaders suisses du conseil en ingénierie. Parfois, nous devons aller jusqu’en Espagne pour les dénicher. Cela pose des problèmes de langue, d’intégration et cela nous coûte cher.» Face à cette désertion massive, l’Usic tente de rendre la profession plus visible en investissant 200 000 francs par an dans des campagnes de publicité…

Motiver

En plus de l’amélioration de l’image des ingénieurs, Sylvie Villa, responsable du domaine ingénierie et technique à la HES de Suisse occidentale, considère que les conditions de travail du secteur doivent aussi être modifiées pour le rendre plus attractif: «Il faut faire en sorte que la formation continue soit prise en charge par les entreprises, prévoir plus de progression professionnelle et augmenter les salaires.»

Avec un début de carrière à 60 000 francs et un plafonnement autour des 120 000 francs à la fin, le secteur de l’ingénierie a des salaires nettement inférieurs à celui de la banque par exemple.

Le point crucial pour motiver les jeunes, selon Jean-Luc Dorier, reste d’améliorer l’enseignement des branches scientifiques dès le primaire: «Les enseignants ne disposent pas toujours des compétences pour bien transmettre ces branches, il faut que cela change.» Pour Farnaz Moser, l’intervention avant l’âge de dix ans est essentielle. «C’est souvent à ce moment qu’un rejet des maths opère, surtout chez les filles. En les invitant à des ateliers d’initiation aux sciences à l’EPFL, nous obtenons des résultats extraordinaires.» L’autre combat des scientifiques consiste à montrer aux jeunes combien leur savoir peut être utile à la société: «La science permet de mettre en œuvre les énergies renouvelables, de rendre des médicaments moins chers, d’améliorer les réseaux de transports publics, ajoute Farnaz Moser. Lorsque les jeunes comprennent cela, ils deviennent vite motivés.» Jusqu’à présent, peu de scientifiques ont réussi à faire vibrer la corde sociale des jeunes. Ils devront impérativement mieux communiquer sur cet aspect pour assurer la relève.

Maurice T., 24 ans, master en développement du Graduate Institute: «J’ai toujours aimé les branches scientifiques mais j’ai quand même choisi sciences po»

«J’ai toujours aimé les branches scientifiques, la biologie surtout, car je m’intéresse à l’environnement. Mais au moment de faire un choix après le gymnase, j’ai préféré entamer des études en sciences politiques, car elles me donnaient des outils pour mieux comprendre le monde qui m’entoure et le fonctionnement de la société.»

Après son master en développement au Graduate Institute de Genève, Maurice T. se voit plutôt travailler dans une ONG ou une Organisation internationale. Sans se considérer pour autant comme idéaliste: «Je crois que l’on prend de la distance par rapport à certaines valeurs. Avec l’âge, on sait que ce n’est pas possible de changer le monde! Personnellement, je n’ai pas vraiment de rêve. Mon objectif est simplement de trouver un travail qui m’intéresse.» Malgré un marché de l’emploi tendu dans son secteur, le jeune homme reste optimiste: «C’est clair qu’il faut se battre et persévérer, et, avec de la motivation, on finit par trouver.»

Séverine Beuchat, 24 ans, étudiante en éducation spécialisée: «Le sens de mon travail prime»

«Me diriger dans le social a toujours semblé logique: j’étais nulle en maths et je n’ai jamais été attirée par l’université.» C’est à 15 ans que Séverine Beuchat se destine à cette filière, commençant par faire des stages dans des crèches. «Même si c’était enrichissant, je ne me voyais pas faire ça toute ma vie.» Elle se décide alors pour des études d’éducatrice spécialisée à la Haute Ecole de travail social à Genève: «Cela me plaît car c’est très diversifié. Nous nous occupons d’enfants, de personnes âgées, d’handicapés mentaux ou de personnes dépendantes.» Alors que Séverine Beuchat termine ses examens cet été, elle souhaite se diriger dans le domaine de la toxicomanie: «J’aime l’échange avec ces personnes, même si ce n’est pas tous les jours facile. Ils m’apportent beaucoup et j’ai l’impression de faire quelque chose d’utile. Avoir un travail qui a du sens est à mon avis plus important que de gagner un gros salaire. Je me considère comme chanceuse d’avoir pu faire ce choix.»

Sandrine Gindre, 23 ans, étudiante en ergothérapie: «Je ressens de la satisfaction en aidant les autres»

«C e que j’aime le plus dans l’ergothérapie? La philosophie du métier qui est centrée sur le patient. Grâce à des activités, on arrive à le faire progresser et à le rendre autonome. J’apprécie cet aspect relationnel et je n’aimerais pas être enfermée dans un bureau pour travailler.» En troisième année d’ergothérapie à la Haute Ecole du travail social et de la santé à Lausanne, Sandrine Gindre arrive bientôt au bout d’un cursus qu’elle n’a pas choisi par hasard: «J’ai toujours ressenti une satisfaction à aider les autres.»

Si elle a d’abord commencé ses études sur les bancs de l’université en psychologie, la jeune femme se rend vite compte qu’elle n’est pas faite pour cela. C’est lors d’un stage dans un foyer pour handicapés mentaux qu’elle découvre l’ergothérapie et décide de se lancer. Vous est-il arrivé d’envisager une carrière plus technique? «Oh non, tout cela m’intéresse beaucoup moins. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours détesté les maths.»