KAPITAL

«Aujourd’hui nous construisons moins mais plus efficacement»

Leader du marché en Suisse romande, le promoteur immobilier Bernard Nicod livre son analyse d’un marché qui a connu une crise grave au début des années 1990.

Bernard Nicod s’est imposé comme une figure incontournable de l’immobilier romand. Depuis quarante ans, le groupe qui porte son nom construit et gère des immeubles de logements et de bâtiments publics. Il est également actif dans le secteur du courtage. Avec onze filiales et un parc immobilier sous gestion dont la valeur dépasse les 12,1 milliards de francs, il est leader en Suisse romande. Connu pour son franc-parler, Bernard Nicod évoque la façon dont son secteur d’activité a évolué au cours des 30 dernières années.

Vous vous êtes rapidement imposé sur le marché dans les années 1980 avec l’ouverture de plusieurs filiales et de nombreux rachats. Quelle a été votre stratégie?

J’ai toujours été un passionné de l’immobilier. Ma stratégie consistait à accumuler un maximum d’informations. Ainsi, je connaissais le coût de toutes les constructions en cours dans la région lémanique et le prix auquel se vendaient les immeubles. Je visitais tout, parfois même de nuit. Aujourd’hui encore, je connais mes milliers de dossiers par cœur et personnellement, je n’utilise pas d’ordinateur! Mais il ne faut pas oublier que j’étais déjà actif dans le secteur depuis le milieu des années 1970. Le succès que j’ai connu est le fruit des bases posées à ce moment-là.

Dans les années 1980, il y avait aussi de nombreux patrons «à l’ancienne», des décideurs dans les grandes entreprises, les assurances ou les fondations. J’ai eu la chance de les avoir côtoyés, ce qui m’a permis d’avoir rapidement des clients prestigieux, comme La Genevoise (devenue depuis Zurich Insurance Group) ou Nestlé. J’ai aussi conclu des affaires avec des familles de renom, comme les Rothschild ou les Latsis (famille d’origine grecque active dans l’immobilier, le pétrole et la finance depuis Genève, ndlr).

Dans une interview en 1988, vous étiez le premier à prédire la crise immobilière qui a ébranlé le secteur dans les années suivantes et qui a coûté plus de 50 milliards de francs aux banques. Comment avez-vous vécu cette crise?

A l’époque, on assistait à une spéculation folle. Les banques courraient après les clients pour leur prêter plus d’argent qu’ils n’en avaient besoin et le marché était en surchauffe. L’endettement hypothécaire battait des records. Puis, en deux ans à peine – et pour plusieurs raisons – les taux d’intérêt ont doublé. Sont alors arrivés les arrêtés fédéraux urgents du 6 octobre 1989 qui, pour mettre un frein à la spéculation, interdisaient toute revente d’immeuble non-agricole durant cinq ans. Ne pas avoir vendu mon parc immobilier à temps m’a coûté cher: en 1990 et à cause de la hausse des taux d’intérêt, nous perdions entre 250’000 et 500’000 francs par mois.

J’ai travaillé comme un fou, 14 heures par jour. J’ai dit à mes collaborateurs: vous allez souffrir pendant cinq ans, ceux qui veulent partir, faites-le maintenant. Au total, j’ai perdu 80 millions de francs pendant cette crise. Mais les banques m’ont suivi et m’ont permis de rembourser mes crédits petit à petit. Le marché a repris seulement vers 1995. Beaucoup de mes concurrents n’ont pas survécu à la crise.

Qu’est-ce qui a changé dans votre manière de travailler aujourd’hui par rapport à il y a trente ans?

Le secteur s’est fortement professionnalisé. Il est aussi devenu beaucoup plus bureaucratique et donc tout prend plus de temps. Autrefois, très souvent, une poignée de mains valait contrat. On se faisait mutuellement confiance et chacun avait à cœur de faire son travail correctement. Aujourd’hui, les contrats sont devenus gros comme des romans et quasiment rien ne se fait sans l’avis ou l’accord d’une horde d’avocats et de conseillers juridiques et financiers. D’ailleurs, il arrive même que des contrats soient modifiés plusieurs fois en cours de mandat.

Par ailleurs, obtenir les autorisations nécessaires pour construire est devenu un parcours du combattant long et coûteux. Pensez-donc qu’il faut souvent attendre 18 mois, soit plus du double d’il y a trente ans! Ainsi, nous avons actuellement pour 120 millions de francs de projets en attente d’autorisations. Et cela, sans même parler de la «recourite», cette maladie qui amène de plus en plus de personnes et d’associations à s’opposer à tout, sans toujours savoir pourquoi.

Comment percevez-vous l’avenir du secteur en Suisse romande?

Beaucoup d’experts prédisent une pénurie des logements en 2040. C’est faux! Dans le canton de Vaud, il y a 5800 appartements vides, et 21’000 dans toute la Suisse romande. Seule la ville Genève et sa couronne fait face à une pénurie. Nous assistons certes à une augmentation des prix, mais nous ne faisons pas face à une bulle. Les prix vont finir par se tasser. Depuis un an et demi, nous avons réduit nos projets, car nous voulons construire moins mais plus efficacement.