Le style suisse a longtemps été considéré comme un modèle par les designers américains et européens. Après un passage à vide, cette approche moderniste revient en force. Analyse d’un phénomène avec François Rappo.
François Rappo a pris l’habitude d’observer la signalétique, même dans les forêts et les montagnes les plus reculées. «Récemment, je suis allé faire du vélo du côté du Sanetsch et j’ai été étonné par ces panneaux qui mentionnent les arrêts des cars postaux, raconte-t-il. Ils sont mieux entretenus que ceux qu’on trouve au centre-ville, alors qu’ils signalent des endroits perdus en pleine nature, de vagues lieux-dits. Leurs noms n’avaient peut-être même jamais été écrits avant d’être appliqués sur ces plaques de métal, qui respectent scrupuleusement la typographie d’Adrian Frutiger utilisée par les services postaux. Un soin du détail typiquement suisse! Aucun pays au monde n’organise son territoire avec une telle minutie.»
Professeur de typographie et responsable du master en art direction à l’ECAL, François Rappo est bien placé pour parler du Swiss style, ce savoir-faire dont la rigueur a placé le pays à l’avant-garde du graphisme après la Seconde Guerre mondiale. Il l’enseigne avec passion à ses étudiants, convaincu que cette approche systématique, développée à l’âge du plomb, garde tout son sens à l’heure du design interactif des visualisations numériques.
Le style graphique suisse s’est fait connaître dans le monde entier pour sa précision. Comment a-t-il acquis cette réputation?
Pendant la dernière guerre, la Suisse a bénéficié de son statut d’îlot protégé, un îlot où le modernisme s’est poursuivi alors que l’Europe s’effondrait, ce qui lui a permis d’acquérir une haute culture des techniques et du savoir-faire. Des typographes qui fuyaient leurs pays sont venus s’y réfugier pour continuer leurs recherches, si bien qu’en 1945, le graphisme suisse avait de l’avance sur celui des pays voisins. Le même phénomène s’était produit au XVIe siècle, quand des maîtres typographes comme Robert Estienne avaient été accueillis dans la Genève protestante. Dans les deux cas, le contexte politique de l’Europe a entraîné une concentration de compétences en Suisse.
Quelle était la particularité de ce graphisme suisse?
Alors que dans les pays voisins, la culture graphique était essentiellement centrée sur le livre, les Suisses ont déployé beaucoup d’efforts pour l’étendre à d’autres domaines, notamment aux techniques industrielles et aux arts plastiques. Des personnalités très polyvalentes, Max Bill, Richard Paul Lohse et d’autres, ont créé des liens entre le graphisme, l’art, l’architecture, le design de lampes, de meubles, etc. Ces domaines se sont enrichis mutuellement. Dans le même temps, des associations comme le Werkbund se sont constituées avec toujours le même but: la promotion de la qualité. C’est grâce à ces liens et à cet objectif commun que le style suisse a acquis une identité forte.
Les entreprises ont-elles joué un rôle dans ce développement?
Oui, car elles devaient rivaliser avec les géants industriels des pays voisins. La qualité du design graphique a constitué pour elles un élément différenciateur: elles ont développé des stratégies de communication visuelle très cohérentes, jusqu’au packaging, aux brochures, à la signalétique, etc. Ce qui a créé une forte demande en graphisme. Les entreprises s’impliquaient dans des projets de design: les magasins Globus ont soutenu l’exposition de Max Bill, Die Gute Form, en 1949. Autre exemple, le fabricant de montres Zenith a été une des premières marques au monde à développer une identité visuelle cohérente.
Et les institutions publiques?
Elles ont investi des efforts importants dans la signalétique, à l’image des CFF, qui ont mandaté Josef Müller-Brockmann pour leur communication visuelle. La Suisse a pu se permettre de dépenser beaucoup d’argent pour perfectionner son design. Résultat: nous avons aujourd’hui, dans notre environnement visuel, une cohérence graphique comme peu de pays au monde. Ce savoir-faire se retrouve dans les entreprises. Exemple, quand la Coop a changé de logo en 2001, tout a été remplacé en deux semaines!
La tradition moderniste est-elle surtout liée à la culture alémanique?
Au milieu du XXe siècle, les professionnels romands développaient plutôt un artisanat d’art, ce qui a créé des scissions au sein du Werkbund. Les Alémaniques, eux, s’investissaient à fond dans le modernisme. Ils étaient formés dans les écoles spécialisées, où de fortes personnalités comme Johannes Itten assuraient la transmission du savoir. Le professeur Hans Finsler, par exemple, a joué un rôle déterminant à Zurich en intégrant la photo dans les cours d’arts graphiques. Quant à l’Ecole de design de Bâle, elle a développé avec Emil Ruder une approche pédagogique de haut niveau. Tout cela était très organisé. Ce n’est que vers les années 1960 que la Romandie a fait sa mise à jour, notamment avec l’Exposition nationale de 1964.
Cette scène graphique était-elle homogène?
Non, elle était souvent traversée par des controverses. La plus spectaculaire a opposé Max Bill à Jan Tschichold. Le premier poursuivait une approche moderne et généraliste du design alors que le second, davantage lié à l’univers du livre, était revenu à un certain classicisme. Ces deux figures s’affrontaient au travers de textes très virulents dans les revues spécialisées. Leur débat a enrichi la culture typographique du pays, en obligeant les professionnels à se positionner et à imaginer de nouvelles synthèses.
Le style suisse est lié à l’usage des caractères sans serif, en forme de bâtons, comme le célèbre Helvetica. Ces caractères sont appelés grotesk en Allemagne et même gothic aux Etats-Unis. Pourquoi des adjectifs aussi bizarres pour un style qui se veut si précis?
Les Français appelaient cette famille de caractères les «antiques», ce qui me paraît beaucoup plus logique, car son apparition est directement liée à celle du néoclassicisme en architecture à la fin du XVIIIe siècle. On y retrouve l’idée du temple grec et du primitivisme. Au XXe siècle, les graphistes modernes, qui voulaient éviter les ornements, ont plébiscité ces caractères sans empattements, notamment l’Akzidenz-Grotesk, qui a été énormément utilisé, et dont beaucoup de caractéristiques se retrouvent dans l’Helvetica.
Vos recherches ont permis de rétablir la vérité sur l’origine de cette famille de caractères. Dans quel contexte?
Une légende laissait entendre que l’Akzidenz-Grotesk avait été créé par la maison allemande Berthold, qui l’avait commercialisé en 1896. Or en lisant une interview du dernier directeur artistique de cette entreprise, j’ai appris que le caractère provenait en fait d’une fonderie moins connue, la Königliche Giesserei, de Ferdinand Theinhardt, que Berthold avait rachetée. L’origine de ce fameux caractère, qui s’appelait à l’origine Royal Grotesk, était donc plus ancienne que ce que l’on croyait.
Qui était Ferdinand Theinhardt?
Une typographe d’une ouverture extraordinaire, qui avait créé les hiéroglyphes typographiques allemands avec Richard Lepsius, l’«inventeur» du Livre des morts, ainsi que le premier sanskrit typographique. Le fait de découvrir que l’Akzidenz-Grotesk provenait de la fonderie d’un personnage comme lui changeait radicalement l’image que l’on pouvait se faire de cette famille de caractères, et de l’univers culturel dans lequel elle est née.
La police Helvetica partage donc un peu de cet ADN. Elle fait aujourd’hui l’objet d’un vrai culte. Plusieurs livres et un documentaire lui ont été consacrés. Comment expliquez-vous ce succès?
Cette typographie a une espèce de polyvalence qui lui permet d’être efficace dans une infinité de contextes différents. Je ne parlerais pas de «neutralité», car ce terme a été utilisé de manière péjorative par les post-modernistes. Je préfère celui d’«objectivité».
Pour sa nouvelle maquette, qui a été très remarquée, le magazine Bloomberg Businessweek l’a adoptée dans sa version originelle de 1957. Un choix de puriste…
Cette nouvelle popularité de l’Helvetica est significative. Le style suisse avait connu un immense succès dans les années 1950 et 1960; il était enseigné dans les écoles américaines, c’était l’époque où Massimo Vignelli pouvait travailler à la fois pour le Piccolo Teatro de Milan et pour le métro de New York. Et puis, ce style est passé de mode. Il a été très critiqué, d’abord par le mouvement pop, puis par les post-modernistes. Il a dû s’adapter mais il a conservé ses fondements, sa rigueur. C’est sans doute cette rigueur que recherchent aujourd’hui les jeunes graphistes. J’y vois un effet de la crise des subprimes, un besoin de reconstruire quelque chose sur un cadre stable, tout en s’ouvrant à la versatilité extraordinaire des modes de communication actuels. Back to basics, en quelque sorte.
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Cette article de LargeNetwork est parue dans la revue Hémisphères (no 2).