CULTURE

Tous neveux de l’oncle Sam

Vous vous demandez si l’Europe est devenue une province des Etats Unis? Je vous conseille le dernier roman de Benoît Duteurtre qui, justement, se balade d’une rive à l’autre de l’Atlantique.

Drôle de journée: un forcené décime le Parlement zougois, deux trains entrent en collision dans le sud de l’Allemagne, un léger séisme ébranle la Haute Savoie et je viens de lire «Le voyage en France» de Benoît Duteurtre.

A l’entrée du McDonald, mon cœur et mon estomac balancent. Dois-je encore prêter l’oreille à José Bové qui me dissuade d’en franchir le seuil? Ou faut-il désormais considérer le menu Big Mac comme l’expression la plus avancée du néo-patriotisme occidental?

Nous qui étions tous des Berlinois en 1963, tous des juifs allemands en 1968, voilà que nous serions subitement tous devenus des Américains (selon l’expression popularisée par le directeur du quotidien Le Monde, Jean-Marie Colombani). J’en reste comme deux ronds de flanc. Vais-je devoir adopter ces choses pour moi plus inconnues que les dialectes pachtounes: le base-ball, les bombers ou la jouissance virile du battle dress?

Ce serait aller un peu vite en besogne: le Vieux Monde n’a pas dit son dernier mot dans cette histoire longue de deux siècles, tortueuse, énigmatique, passionnelle, qui est celle de sa confrontation avec le Nouveau. Il reste un océan entre ces deux versions de la modernité. Une distance qu’il serait peut-être utile de mesurer quand, à défaut d’avoir été métamorphosé en neveux de l’Oncle Sam, on se retrouve comme aujourd’hui non seulement avec l’Amérique mais aussi face à elle. Ça tombe bien, le dernier roman de Benoît Duteurtre nous y invite.

«Le voyage en France» entrecroise deux destins. Il y a celui qui dit «je». Un Français dans la quarantaine, suspendu dans une sorte d’apesanteur existentielle. Un personnage chiffonné et touchant, mais guère plus malin que ne l’exige son métier de rédacteur en chef de «Taxi Star».

Et il y a celui qui dit «il». Un Américain de vingt ans, convaincu que «l’Europe d’hier était supérieure à l’Amérique d’aujourd’hui», et qui s’en va le vérifier par un voyage tout en désenchantements cocasses sur les traces de Monet et de la bohême parisienne.

Ce sont donc deux Candide, chacun dans son genre, qui se partagent les chapitres, vont à la rencontre l’un de l’autre et se trouvent au coin d’un bar. A mi-chemin du roman, très exactement.

Ce qui épate, chez Benoît Duteurtre, c’est d’abord l’ingéniosité de ce voyage circulaire qui sollicite le bateau, l’avion, la voiture, le train et les transports amoureux. Le récit est bien huilé. Pas le moindre cahot. On file entraîné par une prose légère et parfaite, d’une musicalité discrète, dans laquelle l’on ne saurait dire ce qui prédomine de la drôlerie ou de la mélancolie.

Aux désillusions culturelles de l’Américain répondent les déconvenues amoureuses du Français. Le premier tombe de Monet en télés, dérape dans la mondanité parisienne et découvre que Microsoft n’a même pas épargné les couvents de la France profonde. Le second s’amourache d’une vidéaste post-moderne, tient son rôle d’amant sous l’œil de la caméra et apprend à ses dépens où conduit la confusion de l’art et de la vie.

Le livre de Benoît Duteurtre est un miroir promené d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Dans ses dernières pages, le Français entreprend un voyage symétrique à celui qui avait amené l’Américain en France. Le voilà à New York. Dans l’ébullition urbaine. Au cœur de ce tumultueux brassage des peuples, des couleurs et des langues qui, curieusement, lui rappelle Strasbourg….

Tel est le paradoxe sur lequel on bute au terme du roman: il y a quelque chose de provincial dans cette Amérique au centre du monde, et ce centre apparaît d’une certaine manière excentré. Au fond, on n’est pas très loin de Tocqueville qui voyait l’Amérique évoluer à la fois vers l’insignifiance absolue, par l’égalisation des différences, par la concurrence frénétique de désirs tous semblables, et vers une forme d’originalité tout aussi absolue.

J’aime également que la réalité, chez Benoît Duteurtre, puisse tout à coup faire un bond de côté et prendre une direction inattendue. Au cours d’un trajet en ascenseur. Ou au bord d’une rivière paisible. Mais aucun avion ne traverse le ciel à l’instant où le Français, embarqué sur un ferry qui vogue vers Manhattan, se fait photographier «avec un très large sourire devant les tours du World Trade Center».

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«Le voyage en France». De Benoît Duteurtre. Gallimard.